Mai 2

Note sur la signification exacte de la vertu de Charité

Louis Jugnet

Par Louis Jugnet

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La Charité est la plus grande des vertus. Dans la vie future, la foi et l’espérance cesseront, parce qu’on verra Dieu, qu’on l’aura atteint, mais la charité demeurera éternellement [1].

Mais, comme les métaux précieux, ou le diamant, elle prête aux contrefaçons et aux imitations : la principale d’entre elles est l’Humanitarisme, à la manière de Rousseau, de Michelet, de Victor Hugo, et des « Rouges chrétiens », qui vont de Lamennais aux « progressistes » de nos jours. Il s’agit d’une fermentation excessive de l’émotivité et du sentiment, qui va jusqu’à bannir toute correction du pécheur, tout emploi, même limité et modéré, de la force armée, etc. A propos de ces gens, saint Pie X parlait de l’« aveugle bonté de leur cœur ». Il leur reprochait de méconnaître que « le Christ a été aussi fort que doux… il a grondé, menacé, châtié » (« Lettre sur le Sillon », 1910) [2].

Cela nous amènera à examiner successivement :

1) la conception orthodoxe et traditionnelle de la charité d’après les Docteurs de l’Église, les documents pontificaux, et les agissements des saints canonisés ;
2) l’application à l’emploi de la force armée le cas échéant d’après l’Église.

1)     Conception traditionnelle de la Charité :

  1. On doit détester fermement l’erreur en matière de doctrine (hérésie, athéisme, etc.), et en matière morale – car l’erreur et quelque chose de négatif, de nuisible, qui tue les âmes, ce qui est plus grave que de nuire à la santé physique des gens, le Vrai étant le bien de l’âme [3].
  2. On doit aimer le prochain comme personne, comme homme concret, mais on peut et doit détester en lui le représentant d’une erreur malfaisante, un peu comme, à la guerre, on tire sur un homme portant tel uniforme, ou remplissant telle mission, non parce qu’on lui en veut personnellement, mais à cause de la fonction qu’il remplit. Il faut donc à ce titre le combattre.

Le Christ chasse à coup de corde les vendeurs du temple, il maudit les Pharisiens. Saint Paul prononce des anathèmes. Les saints Pères de l’Église (saint Augustin, saint Jérôme, et les autres) prennent à partie avec violence les hérésiarques et agitateurs ennemis de l’Église. La plupart de leurs livres de controverse portent le nom d’un hérétique « épinglé » par eux (« Contra Jaustrum », « Contra Adamanctinum », « Quis fuerit Petulianus », etc.).

On peut donc entraver énergiquement l’action des méchants par la parole, les écrits, l’ironie, voire par la force s’il n’y a pas moyen de faire autrement (cf Don Sarda y Salvany : Le Libéralisme est un péché, ouvrage approuvé par le Saint Office en 1887). Le saint pape Pie X a loué très fortement la mémoire du grand polémiste catholique Louis Veuillot, qui pourtant ne fut pas tendre aux ennemis de l’Église. C’est la distinction entre « odium inimicitiæ » (de type personnel. Ex : une querelle d’intérêt d’argent) et « odium abominationis » (Ex : je déteste Sartre à cause du mal qu’il fait). Elle est classique chez les grands théologiens comme saint Thomas d’Aquin.

Note ‑ Parmi les ennemis de l’Église, il y en a de deux sortes : ceux qui la combattent du dehors (exemple : la Révolution française, le communisme russe et ses alliés), d’autres qui la corrompent du dedans, et qui sont les plus dangereux, sorte de traîtres dont on se méfie moins. Parmi eux, il faut citer : les libéraux, qui mettent sur le même pied les droits de la Vérité et ceux de l’erreur – les modernistes [4] qui prétendent « rénover » le dogme en en changeant toute la signification authentique, ne gardant que des formules vidées de leur sens profond – et les progressistes, qui s’allient aux Communistes persécuteurs de la Religion (en revanche, les documents de l’Église n’ont jamais employé le mot « intégriste », inventé par les modernistes et les libéraux pour injurier les catholiques traditionnels et intransigeants).

2)     Application : l’emploi de la force armée

Celui-ci n’est pas toujours, ni forcément, illégitime. Sans doute, le Christ dit-il que si on nous frappe sur une joue, nous devons tendre l’autre, et que quiconque frappe par l’épée périra par l’épée. Encore faut-il bien entendre ces formules :

  1. Les théologiens font d’abord remarquer qu’il y a dans ces formules une part d’hyperbole, ou de grossissement, due au style et au milieu oriental (ainsi Dieu dans la Bible, dit : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü », pour dire : « J’ai préféré Jacob à Esaü », etc.).
  2. Il y a des conseils de perfection qui ne sont pas des préceptes s’imposant à tous et toujours. Ex : un saint peut accepter le martyre, mais une ville ou une nation ne sont pas forcées de se laisser exterminer : ce serait le triomphe de l’injustice sur terre (d’où l’erreur des théoriciens de la « non résistance au mal », ou simple « résistance passive » : Tolstoï, Gandhi, etc.).
  3. Comme le fait remarquer saint Augustin, ce que le Christ condamne, c’est l’usage de la violence pour nos raisons personnelles et égoïstes, non son emploi méthodique, modéré, et ordonné par l’autorité légitime ou la loi morale (légitime défense individuelle ou collective). C’est pourquoi l’Église a prêché la Croisade contre les provocations musulmanes, c’est pourquoi elle a encouragé la Ligue, au 16e siècle, qui, avant de devenir (en partie) politique, fut d’abord une association catholique d’autodéfense contre les provocations et les attentats protestants restés impunis [5]; idem pour la Guerre de Vendée, avant tout religieuse ; pour les « Cristeros » mexicains persécutés des années 1925-28 ; pour l’« Alzamiento » espagnol exécuté par le « Movimiento » en 1936. Un grand docteur de l’Église, saint Thomas d’Aquin, dit, dans sa « Somme théologique » (suppl, q. 96, a. 6, réponse à la 11e objection), qu’un homme qui tombe en combattant dans une juste guerre, en rattachant sa lutte à la défense de la religion contre des ennemis de celle-ci, peut être considéré comme un martyr authentique.

Sur le philosophe thomiste Louis Jugnet (1913-1973),
voir le dossier dans Le Sel de la terre 47.

[1] ‑ Cf. Saint Paul, 1e Épître aux Corinthiens, 13.

[2] ‑ En fait, l’humanitaire devient facilement féroce contre quiconque ne partage pas sa conception de la « vertu » ou de la « bonté ». Voir les massacres de la Révolution française et la hargne des libéraux. Pie IX disait d’eux : « Sono gente di rabbia infinita » (Ce sont des gens d’une rage infinie).

[3] ‑ Cela explique que l’Église, dans une société organiquement catholique en son ensemble (Moyen Age, 17e siècle, Espagne) admette et même encourage l’intervention de l’État contre l’erreur doctrinale et morale. Cela ne justifie pas évidemment des cruautés propres aux époques passées, et qu’on a d’ailleurs très souvent exagérées, notamment pour l’Espagne.

[4] ‑ Saint Pie X les malmène durement dans l’Encyclique « Pascendi » de 1907 : ils sont gonflés comme des outres par l’esprit de vanité « spiritu vanitatis ut uter distenti ». Ils sont irritants (« bilem commovent »), ils en deviennent stupides (« stulti facti sunt »). « A dire que l’Église n’a pas de pires ennemis, on ne s’écarte pas de la vérité. » Idées reprises par Pie XII en divers documents.

[5] ‑ Voir les travaux d’historiens comme Pierre Mesnard « L’Essor de la pensée politique au 16e siècle », Jean Guiraud « Histoire partiale, histoire vraie » t. II, [et Michel Defaye « le Protestantisme assassin »].