Avr 12

« Pourquoi les juifs ne croient pas en Jésus »

shraga simmons - why jews don't believe in jesus

POURQUOI les juifs ne croient pas en Jésus. Sous ce titre, un publiciste juif – le rabbin Shraga Simmons, éditeur de Aish.com à Jérusalem – a rédigé un petit argumentaire essayant de démontrer que Jésus-Christ n’est pas le Messie promis par Dieu et annoncé par les prophètes [1]. Pour lui :

1) Jésus ne s’est acquitté d’aucune des tâches principales du Messie ;
2) il n’avait pas les qualités permettant de prétendre au titre de Messie ;
3) les prophéties qui lui sont appliquées par les chrétiens sont mal traduites.

Ce sont ces trois arguments que nous voudrions principalement examiner ici. Ils serviront à mettre en relief la solidité de notre sainte religion catholique.

I Les tâches essentielles du Messie

Le royaume messianique
La question essentielle
1. – Première tâche : le troisième Temple ?
2. – Le rassemblement de tous les Juifs sur la terre d’Israël
3. – La paix universelle
4. – Quatrième tâche : un seul peuple
La quadruple réponse du Christ

II Les qualifications du Messie

1. — Jésus était-il un prophète ?
2. — Jésus fils de David
3. — Jésus et la Loi juive

III Les textes prophétiques sont-ils mal traduits ?

1. — La naissance virginale, prophétisée par Isaïe (7, 14)
2. — La crucifixion, prophétisée par David (Psaume 21)
3. — Le Serviteur souffrant annoncé par Isaïe (ch. 53)

Conclusion

— I —
Les tâches essentielles du Messie
selon le rabbin Simmons

Sur le rôle du Messie, le rabbin Simmons ramène à quatre propositions l’enseignement des seize prophètes de l’ancien Testament. Selon lui, le Messie :

  1. Construira le troisième Temple (Ézéchiel 37, 26-28).
  2. Rassemblera tous les Juifs revenus sur la terre d’Israël (Isaïe 43, 5-6).
  3. Fera entrer le monde dans une ère de paix universelle, et mettra fin à toute haine, oppression, souffrance et maladie, ainsi qu’il est écrit : « Une nation ne s’élèvera pas en brandissant l’épée contre une nation, ni un homme n’apprendra plus l’art de la guerre » (Isaïe 2, 4).
  4. Propagera la connaissance universelle du Dieu d’Israël, qui unira l’humanité comme ne formant qu’un peuple. Comme il est écrit : « Dieu sera Roi sur tout le monde, en ce jour, Dieu sera un et son Nom sera un » (Zacharie 14, 9).

Le rabbin poursuit :

Il est de fait historique que Jésus n’a accompli aucune de ces prophéties messianiques.

En réalité, le rabbin lit toutes les prophéties qu’il invoque avec un préjugé constant : une conception temporelle du messianisme (le rôle du Messie concernerait principalement la société terrestre, le bonheur en ce bas-monde). Et c’est seulement parce qu’il lit les prophéties dans cette perspective terrestre (charnelle) que le rabbin Simmons peut accuser le Christ de ne pas les avoir accomplies. C’est donc ce présupposé qu’il faut d’abord examiner.

Le royaume messianique

L’annonce du Messie court et se renforce tout au long de l’ancien Testament depuis le premier livre (Gn 3, 15 ; 22, 18 et 49, 8-10) jusque chez Malachie (Ml 3, 1), développée en images particulièrement saisissantes par Isaïe et Daniel. Le Messie sera un roi juif (descendant de David) dont la splendeur dépassera celle de tous les autres rois ; son royaume regroupera tous les peuples dans le culte du vrai Dieu. Tout le monde est d’accord là-dessus. Or c’est précisément de ce royaume messianique que Jésus vient parler dans ses paraboles (une dizaine d’entre elles se présentent dès le début comme une description du royaume tant attendu, semblable à un grain de sénevé, à un trésor caché, etc.).

Les Juifs de l’époque, dominés par les Romains, subissent depuis plusieurs siècles l’influence d’une littérature apocryphe qui présente le futur Messie comme le héros d’une guerre de libération et de conquête du monde. Ils ont beaucoup de mal à s’élever au-dessus d’une notion temporelle du royaume de Dieu. Jésus attaque de front ce préjugé. Ses paraboles annoncent que le Royaume sera bel et bien établi sur la terre, mais seulement comme l’anticipation provisoire d’une réalité essentiellement céleste (Notre-Seigneur le désigne comme le Royaume des cieux : Mt 13) ; il aura, dès ici bas, une dimension publique et sociale, mais il est essentiellement intérieur et il faudra le chercher pour le découvrir vraiment (paraboles du trésor caché et de la perle précieuse) ; il ne viendra pas avec la pompe qu’attendent les pharisiens (Lc 17, 20), mais croîtra lentement (parabole du semeur), transformant peu à peu le monde (parabole du ferment), dans lequel néanmoins resteront toujours des mauvais (paraboles de l’ivraie, du filet, de l’homme rentré aux noces sans robe nuptiale, des vierges folles, etc.) ; surtout, ce royaume ne s’établira pas en brandissant le fer (Mt 26, 52), mais au contraire en souffrant la persécution (Mt 5, 10-12 ; Jn 12, 24-25) ; les richesses qu’il accumulera ne seront pas d’or et d’argent, mais tout intérieures (Mt 5, 3) ; ses chefs ne viseront pas à dominer les autres, mais à les servir (Lc 22, 24-27 ; Jn 13, 15) ; enfin, quoique venant par les juifs (Mt 15, 24) et s’imposant au monde entier (Mt 28, 18), ce royaume ne sera pas une domination mondiale et temporelle des juifs, mais donnera au contraire une place de choix aux païens convertis, figurés par la brebis retrouvée (Jn 10, 16), le fils prodigue revenant au foyer (Lc 15), le publicain repenti (Mt 9, 9-13 ; Lc 18, 14 et 19, 2) et la conversion des pécheurs publics (Lc 7, 39 et 23, 43), tandis que bien des juifs – appelés les premiers – s’en excluront eux-mêmes, comme l’indiquent les paraboles des vignerons homicides (Mt 21, 33-46), des noces royales (Mt 22, 1-14) et du grand festin (Lc 14, 15-24).

Deux conceptions opposées du royaume messianique s’affrontent durant toute la vie publique du Christ. Lorsque le démon vient tenter celui qu’il pressent être le Messie, il ne parle que satisfaction du corps, gloire humaine et domination mondiale (Mt 4, 1-11) : c’est ce que la plupart attendent du Messie. Plus tard, après la multiplication des pains, Jésus doit s’enfuir pour éviter que les juifs ne se révoltent contre les Romains en le proclamant roi (Jn 6, 15). Interrogé par Pilate, il reconnaît pourtant être roi (Jn 18, 37), mais précise d’abord que sa royauté n’est point de ce monde (Jn 18, 36).

Juste avant l’Ascension, les Apôtres eux-mêmes manifestent qu’ils n’ont toujours pas saisi la nature du royaume messianique : « Seigneur, demandent-ils, est-ce maintenant que vous allez rétablir le royaume d’Israël ? » (Ac 1, 6). Seule la venue du Saint-Esprit à la Pentecôte pourra les éclairer.

Deux mille ans plus tard, le point d’achoppement est toujours le même : Notre-Seigneur Jésus-Christ est venu prêcher un royaume essentiellement surnaturel, délivrant les âmes de la domination du démon, distribuant les richesses de la grâce et de la charité divines, et préparant des couronnes de gloire éternelle en l’autre monde. Les juifs persistent au contraire à attendre un royaume, des richesses, des couronnes, une victoire et une gloire essentiellement terrestres, et à lire dans cette perspective les prophéties de l’ancien Testament. L’opposition est irréductible.

La question essentielle

Tout débat honnête entre juifs et chrétiens devrait donc porter d’abord non sur telle ou telle prophétie de détail, mais sur la vision d’ensemble dans laquelle les prophéties sont comprises. Un juif qui accepterait vraiment de remettre en question – fût-ce un instant – les préjugés qui lui font interpréter les prophéties de façon principalement temporelle et terrestre, serait, avec la grâce de Dieu, fort près de la conversion. Comment en effet n’apercevrait-il pas d’emblée que Jésus de Nazareth a bel et bien réalisé, mais sur un plan supérieur, tout ce qui avait été promis ?

Il sait que la promesse messianique centrale est celle d’un roi, descendant de David, qui doit imposer son autorité à la terre entière, regroupant tous les peuples dans le culte du Dieu unique. Si donc il se libère l’esprit de ses préjugés nationaux, comment ne pas voir que Jésus de Nazareth a étendu son autorité sur toute la terre et y a répandu, partout, le culte du Dieu unique ?

Avant la naissance du Christ, le peuple juif lui-même avait du mal à persévérer dans le culte du Dieu unique. Sans cesse tenté de se construire un veau d’or ou de plier le genou devant Baal, il a dû être ramené dans le droit chemin par toute une série de prophètes qui lui ont répété jour après jour que Yahweh, un jour, serait adoré par tous les peuples de la terre. Mais les juifs avaient vraiment peine à le croire ; ils auraient préféré adopter eux-mêmes les dieux des nations. Exhortations, menaces, châtiments se succèdent tout au long de l’ancien Testament pour maintenir le peuple élu dans la fidélité à son alliance avec le Dieu unique. — Et voilà que, tout à coup, ce sont les peuples païens qui viennent, les uns après les autres, se convertir au Dieu unique. Ils reçoivent et embrassent la révélation faite à Abraham, Isaac et Jacob. Et ce retournement inouï a un nom : c’est le christianisme.

Le Prophète Isaïe

S’il y réfléchit sérieusement, notre juif ne peut manquer d’être troublé par ce fait historique aussi incontestable qu’inattendu : en trois siècles, les disciples du Christ abattent l’idolâtrie ; ils plongent les Grecs – si fiers de leur philosophie – dans la lecture méditée des livres saints du judaïsme ; ils prosternent les empereurs Romains – conquérants de l’univers – devant un fils de David : Jésus de Nazareth. N’est-ce pas l’évidente réalisation de la promesse divine faite à Abraham (Gn 22, 18) ?

Notre juif se rebiffe peut-être : comment donner le titre de roi à un crucifié ? Et pourtant, s’il veut être honnête, il doit bien admettre que Jésus de Nazareth a réellement été acclamé comme roi par des centaines de millions d’êtres humains. Si déconcertante, agaçante – irritante, même – que lui paraisse cette royauté essentiellement religieuse, on ne peut la considérer comme inexistante. Pendant des siècles, les rois et les empereurs – Napoléon encore, lors de son sacre – ont publiquement reconnu Jésus de Nazareth comme leur souverain maître.

Le royaume du Christ – essentiellement céleste et supra-politique – diffère assurément beaucoup de ce que les juifs attendent. Mais même en refusant de croire à son caractère messianique, ils ne peuvent en nier l’existence, car il a aussi une dimension terrestre…

Notre juif arguera, bien sûr, que c’est un triomphe temporel qui est promis par la Bible ; que les prophètes ne parlent guère de royaume supra-politique, de richesses spirituelles, de destinée surnaturelle – mais d’un bonheur bien terrestre. Or une promesse est une promesse. Le Messie doit donner ce bonheur terrestre.

Mais Dieu n’est-il pas infiniment supérieur à l’homme ? A-t-on le droit de restreindre a priori sa munificence, en l’enfermant dans d’étroites limites terrestres ? Par ailleurs, est-ce manquer à ses promesses que de les remplir avec surabondance, à un niveau tout à fait supérieur ? Si Dieu veut donner plus encore qu’on attendait, en quoi cela nous lèse-t-il ?

Les oracles des prophètes eux-mêmes laissaient entrevoir, en leurs plus beaux passages, une réalisation dépassant l’ordre matériel. Tel passage d’Isaïe par exemple :

Alors Yahweh créera sur toute l’étendue de la montagne de Sion
Et sur son assemblée,
Une nuée durant le jour et une fumée,
Et l’éclat d’une flamme ardente pendant la nuit.
Car sur toute sa gloire, il y aura un dais ;
Et il y aura une tente pour donner de l’ombrage
Contre les ardeurs du jour,
Et pour servir de refuge et d’abri
Contre l’orage et la pluie [Is 4, 5-6].

Ou d’Ézéchiel :

Je ferai sur vous une aspersion d’eaux pures,
Et vous serez purs ;
Je vous purifierai de toutes vos souillures
Et de toutes vos abominations.
Je vous donnerai un cœur nouveau,
Et je mettrai en vous un esprit nouveau ;
J’ôterai de votre chair le cœur de pierre,
Et je vous donnerai un cœur de chair.
Je mettrai au dedans de vous mon Esprit,
Et je ferai que vous suivrez mes ordonnances,
Que vous observerez mes lois et les pratiquerez. [Ez 36, 25-27.]

Les textes se succèdent, se complètent, se répètent : pas moyen de leur échapper. Pour peu que notre juif consente à la grâce qui lui est offerte, l’évidence est là, à portée de la main : tous ces passages, glissés au milieu des descriptions de prospérité terrestre (terre promise, vignes, froment, bestiaux…), leur donnent un sens bien supérieur : un sens spirituel. Les promesses terrestres n’ont pas été abolies, mais dépassées dans une nouvelle Alliance que l’ancienne préparait et préfigurait. Et l’on ne saurait s’étonner que des réalités spirituelles soient annoncées par des images matérielles, car, en définitive, comment pourrait-il en être autrement ? Comment annoncer l’inconnu, le surhumain, le céleste, sinon en utilisant des termes connus, se rapportant d’abord à des réalités humaines et terrestres ?

Jacob LibermannLe rabbin Shraga Simmons lui-même pourrait en arriver là, s’il laissait quelque temps ses préventions. Il lui suffirait peut-être de prier avec humilité et et sincérité, comme le fit, un jour de 1826, un certain Jacob Libermann, fils du rabbin de Saverne :

Me souvenant du Dieu de mes pères, je me jetai à genoux et le conjurai de m’éclairer sur la véritable religion. Je le priai, si la croyance des chrétiens était vraie, de me la faire connaître, et si elle était fausse, de m’en éloigner aussitôt. Le Seigneur, qui est près de ceux qui l’invoquent du fond de leur cœur, exauça ma prière. Tout aussitôt, je fus éclairé, je vis la vérité : la foi pénétra dans mon esprit et dans mon cœur [2].

Mais avant même de prier ainsi, il faut accepter de renoncer à certains préjugés, et l’on ne se débarrasse pas si facilement de préjugés sucés avec le lait maternel. Comme l’a dit un autre converti célèbre passé par ces combats :

Ce n’étaient pas des objections rationnelles qu’il fallait combattre ; c’étaient les angoisses d’une conscience judaïque qu’il fallait apaiser. Je n’étais pas assez instruit pour comprendre l’identité du judaïsme et du christianisme. Je croyais que c’étaient deux religions différentes, et que le Dieu d’Abraham n’était pas le Dieu des chrétiens. J’avais peur d’approfondir cette question [3].

Comme beaucoup d’autres juifs, le rabbin Simmons s’accroche donc désespérément à sa conception du « cahier des charges » du Messie. Celui-ci doit construire le troisième temple, rassembler tous les juifs sur la terre d’Israël, procurer la paix universelle, et enfin répandre « la connaissance universelle du Dieu d’Israël, qui unira l’humanité comme ne formant qu’un peuple ».

Voyons cela de plus près.

1. – Première tâche : le troisième Temple ?

Reconstruire le Temple. Cela n’avait aucun sens au temps de Jésus-Christ, puisque le second temple de Jérusalem était encore debout [4]. Et pourtant, Jésus-Christ a lui-même fait allusion à une telle construction. « Détruisez ce temple – dit-il aux juifs – et je le rebâtirai en trois jours ». Le rabbin Simmons n’a donc pas tort, malgré les apparences, de demander au Messie la construction d’un troisième temple. Mais ici, comme toujours, l’attente des juifs, trop matérielle, est dépassée et comme éclipsée par la réalité : Jésus « parlait du temple de son corps » (Jn 2, 21).

Le même Jésus annonce, peu après, à la Samaritaine :

L’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni dans le temple que vous adorerez le Père. […] L’heure approche, et elle est déjà venue, où les adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité […] [Jn 4, 21-23].

Attachés à leur temple national, les juifs le pleurent encore près de 2000 ans après sa destruction. Mais le Messie – qui avait annoncé cette destruction (« Il n’en restera pas pierre sur pierre » Mc 13, 2) – a inauguré un culte spirituel. Il a appelé tous les hommes à devenir « pierres vivantes » (I Pe 2, 4-5) d’un temple dont il est lui-même la pierre d’angle (I Pe 2, 6-8), et aussi la tête, puisque ce temple, c’est son corps (Jn 2, 21 ; 1 Co 12).

Alors que les juifs s’enferment dans l’idée d’un temple matériel, composé de pierres mortes et érigé en un lieu particulier de la planète, le Christ propose un temple vraiment définitif, apte à demeurer même dans l’éternité, et donc dégagé de la matière ; un temple universel, où tous les hommes pourront entrer ; un temple vivant auquel ils seront même intégrés par le baptême.

— Ce temple chrétien est bien réel

Un juif risque de considérer cette explication comme un tour de passe-passe intellectuel destiné à écarter une difficulté gênante. L’application du nom « temple » au corps de Jésus-Christ lui paraîtra arbitraire, et il sera tenté de rejeter l’argument d’un revers de main. — Et pourtant :

  1. — Les notions de temple-corps (Jn 2, 21) et de pierres vivantes (I Pe 2, 4-5) n’ont aucunement été forgées pour les besoins de la cause, dans le but de répondre à l’objection d’un rabbin. Ce sont des principes fondamentaux de la Révélation chrétienne :

a) on ne peut croire à la divinité du Christ sans admettre que son corps humain – à l’intérieur duquel son âme humaine rend continuellement au Père le culte le plus parfait qui puisse être – est par nature même un temple (c’est-à-dire, selon la définition courante du mot : un édifice dédié au culte de Dieu), et un temple supérieur à tous ceux que peuvent bâtir les hommes ;

b) on ne peut adhérer à l’enseignement chrétien sur le baptême (qui incorpore au Christ) sans reconnaître que les baptisés sont intégrés à ce temple comme des pierres vivantes.

C’est là le christianisme même. Même en refusant d’y croire, les juifs ne peuvent nier qu’il est tel, et qu’il existe réellement. Ils peuvent à la rigueur reprocher au Christ de n’avoir pas bâti le temple matériel qu’ils attendaient eux, mais non de n’avoir pas bâti de temple. Et cela suffit à ruiner leur objection.

  1. — Les prophètes eux-mêmes, malgré l’importance qu’ils accordaient au Temple (chapitres 30-34 de Jérémie, 40-48 d’Ézéchiel) s’employaient à promouvoir un culte spirituel et à relativiser le temple matériel. Qu’on songe aux avertissements de Jérémie :

Ne vous fiez pas à des paroles trompeuses, comme celles-ci :
« C’est ici le temple du Seigneur,
le temple du Seigneur, le temple du Seigneur ! » [Jr 7, 4].

Le dernier des prophètes, Malachie, annonce un sacrifice universel, offert en tout lieu, et auquel participent les nations (c’est-à-dire les non-juifs) :

Du levant au couchant, mon nom est grand parmi les nations, et en tout lieu on offre à mon nom de l’encens et des sacrifices, une oblation pure, car mon nom est grand parmi les nations, dit Yahweh des armées [Ml 1, 11].

  1. — Enfin, le judaïsme ne saurait décemment accuser le christianisme d’être dépourvu de temple, vu qu’il en est lui-même privé depuis près de vingt siècles ! Au moment même où Jésus-Christ offrait son sacrifice sur la croix (sacrifice dont il est à la fois le grand prêtre, la victime et le temple), le voile du Temple de Jérusalem s’est entièrement déchiré, depuis le haut jusqu’en bas (Mt 27, 51). Moins de quarante ans plus tard, le Temple juif a été entièrement détruit. Or cette absence de temple matériel implique, pour le judaïsme, l’absence du culte essentiel prescrit par Dieu dans l’ancien Testament. Depuis l’an 70, le culte établi par Moïse est aboli. Le sacerdoce d’Aaron n’existe plus. Il n’y a plus de sacrifices publics. Le livre du Lévitique est ainsi devenu caduc et le judaïsme a dû être rebâti sur d’autres bases (les réunions de prières dans les synagogues ont pris la place des sacrifices au Temple, et les prêtres sont remplacés par des rabbins). On est donc amené, finalement, à retourner au rabbin Simmons sa propre objection : si le Temple matériel est si important, pourquoi Dieu permet-il une telle éclipse depuis près de 2000 ans ? Et pourquoi cette éclipse – annoncée par le Christ (« il n’en restera pas pierre sur pierre ») – s’est-elle produite juste après la mort de celui-ci, alors même qu’il venait d’annoncer l’érection d’un nouveau temple universel et spirituel ?

Il y a là un signe qui devrait réussir à troubler même des aveugles.

2. – Le rassemblement de tous les Juifs sur la terre d’Israël

Deuxième grande mission du Messie : réunir tous les Juifs sur la terre d’Israël. Or le contraire est arrivé. Donc Jésus n’est pas le Messie promis.

Le raisonnement du rabbin serait imparable si Dieu avait réellement promis de façon absolue que le Messie réunirait tous les juifs sur la terre matérielle d’Israël. Mais la sainte Écriture indique tout le contraire. Les promesses de prospérité temporelle adressées par Dieu à son peuple sont des promesses conditionnelles : si vous êtes fidèles, je vous protégerai et vous bénirai ; mais si vous désobéissez, je vous livrerai à vos ennemis et vous disperserai. C’est presque le résumé de tout l’ancien Testament :

C’est ce qui s’est vu sous les juges, depuis Josué jusqu’à Samuel ; sous les rois, depuis Saül jusqu’à Sédécias ; sous les Macchabées, depuis Mattathias jusqu’à Hircan. Pendant qu’ils étaient fidèles, Dieu les protégeait d’une manière toute miraculeuse ; dès qu’ils cessaient de l’être, il les punissait ; et ces punitions étaient toujours proportionnées à la grandeur de leur révolte : quelquefois elles étaient de sept ans, d’autres fois de dix ou de vingt, selon l’énormité de leurs crimes. Mais comme leurs crimes n’allèrent jamais plus loin que du temps de l’impie Manassès, la peine que Dieu en tira par la captivité fut la plus longue de toutes ; elle dura soixante-dix ans [5].

Les promesses temporelles sont toujours conditionnelles. Et lorsque la condition n’est pas explicite, elle est sous-entendue, comme Dieu l’a lui-même indiqué, mettant en garde contre une interprétation trop absolue de ses promesses :

Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume,
D’arracher, d’abattre et de détruire.
Mais cette nation, contre laquelle j’ai parlé,
Revient-elle de sa méchanceté,
Alors je me repens du mal que j’avais voulu lui faire.
Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume,
De bâtir et de planter.
Mais cette nation fait-elle ce qui est mal à mes yeux,
En n’écoutant pas ma voix,
Alors je me repens du bien que j’avais dit que je lui ferai. [Jr 18, 7-10.]

Aucune des promesses temporelles de l’ancien Testament n’est donc absolue. Ce qui est absolu, en revanche, pour le peuple de l’Alliance, c’est le lien entre fidélité et récompense, infidélité et châtiment. Le chapitre vingt-sixième du Lévitique énumère toute la série des fléaux par lesquels Dieu punira l’infidélité, et conclut avec le plus grave, celui de la dispersion :

[…] Si, malgré cela, vous ne m’écoutez point et si vous me résistez, je vous résisterai aussi avec fureur et je vous châtierai sept fois plus pour vos péchés. […] Je vous disperserai parmi les nations et je tirerai l’épée après vous. Votre pays sera dévasté, et vos villes seront désertes. […] Je rendrai pusillanime le cœur de ceux d’entre vous qui survivront, dans les pays de leurs ennemis ; le bruit d’une feuille agitée les poursuivra ; ils fuiront comme on fuit devant l’épée, et ils tomberont sans qu’on les poursuive.

Ils se renverseront les uns sur les autres comme devant l’épée, sans qu’on les poursuive. Vous ne subsisterez point en présence de vos ennemis ; vous périrez parmi les nations, et le pays de vos ennemis vous dévorera.

Ceux d’entre vous qui survivront seront frappés de langueur pour leurs iniquités, dans les pays de leurs ennemis ; ils seront aussi frappés de langueur pour les iniquités de leurs pères. […] [Lv 26, 27-39.]

Or, comme le note Blaise Pascal, la captivité de Babylone elle-même n’est rien par rapport à la terrible dispersion qui a frappé le peuple juif depuis l’an 70 [6]. Cette dispersion de l’an 70 étant le plus terrible châtiment qui ait jamais frappé le peuple élu, elle est nécessairement la suite de son plus grand crime. Les promesses divines ne permettent pas de conclure autrement.

Selon Maïmonide (et la plupart des juifs actuels) cet exil ne serait qu’un moyen de disperser le témoignage juif dans le monde entier, tel un levain dans la pâte ; une mystérieuse purification ultime (mais interminable !) avant l’avènement du Messie. Mais même dans cette hypothèse, l’exil n’en devrait pas moins être aussi – et même d’abord, et nécessairement – un châtiment, puisque les promesses formelles de Dieu lient indissociablement dispersion et punition. (Le fait que la captivité de Babylone ait préparé la venue du Messie en répandant les prophéties n’empêche pas qu’elle était d’abord un châtiment du peuple élu). Quelle que soit la façon de retourner le problème, la question demeure toujours : quel crime a donc été commis pour attirer un tel châtiment ?

En 1778, le père Beurier – célèbre prédicateur – interpellait ainsi ses contemporains juifs :

Il y a plus de dix-sept cents ans que Dieu vous punit de la manière la plus rigoureuse ; il faut donc que vous soyez plus coupables que ne l’étaient vos pères, ceux-mêmes qui vivaient du temps de Manassès. Or, quel peut être votre crime ? Ce n’est point l’idolâtrie, que Dieu reprocha si souvent à vos ancêtres ; vous avez tous une louable horreur du culte des idoles. Ce n’est point non plus la désobéissance à la loi que Dieu vous avait imposée de ne point vous mêler avec des nations différentes de la vôtre ; vous portez là-dessus l’exactitude aussi loin qu’elle peut aller. Quel peut donc être un crime plus grand que l’idolâtrie et toutes les autres abominations qui se commettaient du temps de Manassès, si ce n’est la mort que vous avez donnée au Messie ?

Voilà plus de dix-sept siècles que vous êtes dispersés dans tous les lieux du monde, et malgré cela vous subsistez toujours. N’est-ce point là un accomplissement littéral de la prophétie de David, qui dit au psaume cinquante-huitième : « Seigneur, ne les détruisez pas, mais dispersez-les par un effet de votre toute puissance » (Ps 58, 12) [7] ?

Théodore RatisbonneUn jeune juif du XIXe siècle, Simon Théodore Ratisbonne (déjà mentionné plus haut), se posa les mêmes questions, et elles le menèrent au catholicisme. En 1824, encore hésitant, il écrivait à un ami :

J’ai lu avec attention notre histoire ; et j’ai vu que la cessation du culte et le renversement du Temple ; que la destruction de la Ville sainte, la confusion des tribus et la dispersion générale de la nation juive ; que tous ces faits coïncident avec l’établissement du christianisme dans le monde. […] Je vois cette situation, je la sens avec douleur : je donnerais ma vie pour en retirer mes frères… et je ne puis vivre avec eux, je ne puis invoquer le Dieu de mes pères dans leur maison de prière […] [8].

Responsable des écoles israélites d’Alsace (son père était président du Consistoire), Théodore eut trois ans plus tard l’occasion de citer devant les parents d’élèves le chapitre vingt-huitième du Deutéronome, où sont énumérées les bénédictions et les malédictions annoncées au peuple d’Israël. Le texte fit sensation :

Si vous ne voulez point écouter la voix du Seigneur votre Dieu, la malédiction tombera sur vous et vous accablera. […] Vous serez dispersés dans toutes les contrées de la terre. […] Le Seigneur vous frappera d’aveuglement et de frénésie, en sorte que vous marcherez à tâtons en plein midi. […] Vous serez noircis en tout temps par des calomnies, et opprimés par des violences, sans que personne vous délivre. […] Ces châtiments demeureront sur vous et sur votre postérité comme une marque étonnante […].

Cette lecture fut interrompue par les protestations furieuses d’un des assistants, qui y vit une attaque contre les traditions juives et somma en hurlant le public de se retirer. Théodore répondit calmement qu’il ne faisait que lire les paroles de Moïse, et reprit sa lecture. Mais il comprenait qu’il ne pourrait indéfiniment retarder sa profession publique de la foi chrétienne. Quelques mois plus tard, il déclarait à son père :

Je suis chrétien […]. Je suis chrétien, mais j’adore le même Dieu que mes pères, le Dieu trois fois saint, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et je reconnais que Jésus-Christ est le Messie, le Rédempteur d’Israël.

Au XXIe siècle, malgré le rétablissement de l’État d’Israël en 1948 et l’étonnante résurrection de la langue hébraïque, la situation des juifs n’a pas essentiellement changé. Ils n’ont toujours ni temple, ni sacerdoce, si sacrifice, et leur peuple reste encore largement dispersé. La fondation de l’État d’Israël annonce-t-elle la fin de cette dispersion et prépare-t-elle la conversion des juifs ? Prélude-t-elle au contraire une nouvelle catastrophe s’apprêtant à les frapper ? L’avenir le dira. En tout cas, loin de prouver la non-venue du Messie, la brutale dispersion des juifs – moins de quarante ans après la crucifixion du Christ – est un signe manifeste de sa venue.

3. – La paix universelle

Troisième tâche du Messie selon le rabbin Simmons : « Faire entrer le monde dans une ère de paix universelle, et mettre fin à toute haine, oppression, souffrance et maladie ». Le rabbin invoque à cet égard un célèbre passage d’Isaïe.

— Le texte d’Isaïe

Il arrivera, à la fin des jours,
Que la montagne de la maison de Yahweh
Sera établie au sommet des montagnes
Et élevée au-dessus des collines,
Et tous les peuples y afflueront.
Et des peuples viendront et diront :
« Venez, montons à la montagne de Yahweh
A la montagne du Dieu de Jacob ;
Il nous instruira de ses voies
Et nous marcherons dans ses sentiers »
Car de Sion sortira la loi
Et la parole de Dieu de Jérusalem,
Il sera l’arbitre des nations
Et le juge des peuples nombreux ;
Ils forgeront leurs épées en socs de charrue
Et leurs lances en faucilles.
Une nation ne s’élèvera plus contre une autre,
Et l’on n’apprendra plus la guerre. »
[Is 2, 2-4.]

Cette prophétie, incontestablement messianique, annonce la conversion des païens au Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob. Les images sont vigoureuses mais restent des images : personne n’oserait comprendre que la montagne de Sion doit être transportée au sommet de l’Himalaya, ni que tous les peuples de la terre viendront s’y installer. Il n’y a pas davantage de raison de presser le sens des derniers versets pour imaginer une sorte de pacifisme universel (qui, logiquement, devrait être étendu même aux animaux, si l’on interprète de la même façon les annonces du chapitre 11 : « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère reposera avec le chevreau […] le nourrisson s’ébattra sur le trou de la vipère, etc. [9] »). Isaïe annonce seulement que la révélation du vrai Dieu sera ouverte aux païens, et qu’ils y trouveront une source de justice et de paix. Toute la question porte sur la nature de cette paix.

— La paix chrétienne

Jésus-Christ apporte une paix principalement intérieure et surnaturelle ; les juifs attendent une paix extérieure, civile, sociale. Mais la paix la plus importante n’est-elle pas la paix intérieure ? Si la guerre civile est la pire des guerres, que dire de la guerre intestine que l’homme doit mener et subir à l’intérieur même de son cœur ?

Tout homme éprouve cette lutte intime entre la raison (qui montre ce qui est droit, honnête, juste) et les diverses passions. A l’intime de notre être, c’est notre rapport avec Dieu qui est faussé, depuis le péché d’Adam. En venant guérir ce désordre fondamental, Jésus apporte la paix (qui est, selon la célèbre définition de saint Augustin, « la tranquillité de l’ordre »). Il offre à tous les hommes l’amitié de Dieu. Le cœur humain, si porté à accuser autrui, comprend que le premier ennemi est domestique. Il change son épée en soc de charrue, c’est-à-dire retourne ses armes contre lui-même, s’attelle à briser sa propre dureté intérieure, arracher les ronces des vices, s’ouvrir à la semence de la parole de Dieu. La grâce, avec son cortège de vertus et de dons, rétablit l’ordre à l’intérieur du cœur humain – non de façon immédiate, brutale et spectaculaire, mais doucement et progressivement, dans la mesure où l’homme, avec sa liberté, collabore à l’ordre que Dieu veut mettre en lui.

— Une paix bien réelle

Un juif qualifiera cette paix chrétienne d’utopie ou de pieuse illusion. Mais qu’il relise les prophètes. Le chapitre 53 d’Isaïe – qui fait consister la mission du Messie en un sacrifice propitiatoire pour le péché – ne laisse-t-il pas très clairement entendre que la première paix à rétablir est celle de l’homme avec Dieu ?

De plus, même si elle est essentiellement surnaturelle, la paix apportée par le christianisme ne saurait être contestée, car elle a aussi des conséquences temporelles et visibles, que même les juifs ne sauraient nier. Comment expliquer sans elle la force douce et calme (le sourire, souvent) des millions de martyrs chrétiens ? L’ardeur avec laquelle des foules de jeunes nobles belliqueux jetèrent tout à coup leur épée pour aller défricher les terres d’un monastère (réalisation littérale de l’oracle d’Isaïe 2, 4) ? On pense bien sûr à saint Bernard de Clairvaux, au XIIe siècle, qui entraîna à l’abbaye ses frères, ses oncles et son père, presque tous voués jusque-là au service des armes ; mais ce nom illustre ne doit pas faire oublier les milliers de jeunes gens qui, à toutes les époques, firent le même sacrifice. Au temps même de saint Bernard, ce fut, par exemple, le comte Godefroy de Cappenberg, descendant de Charlemagne, qui transforma son château en monastère, employa ses richesses au rassasiement des pauvres, consacra ses mains au soulagement des lépreux, et passa toute sa vie dans une obéissance parfaite, avec son frère Atton (parrain de l’empereur Frédéric Barberousse) qui fit profession monastique en même temps que lui.

La « conversion » du loup de Gubbio par saint François d’Assise accomplit littéralement la prophétie d’Isaïe 11, 6 (« Le loup habitera avec l’agneau ») [10] ; mais elle ne fait qu’illustrer de façon visible ce qui se passe à l’intérieur des cœurs. Le cœur du bouillant François de Sales, par exemple, qui employa toute sa vie à vaincre son caractère, jusqu’à être universellement connu comme le doux évêque de Genève [11].

Maximilien Kolbe

Tous les chrétiens, assurément, ne deviennent pas des saints de cette trempe. Beaucoup trop restent mauvais, infidèles aux grâces reçues. Les bons eux-mêmes ne se sanctifient souvent que lentement. Mais la sainteté héroïque est présente dans toute l’histoire de l’Église comme une traînée de lumière et de paix. Elle atteignit, au vingtième siècle, le camp d’Auschwitz où un prêtre catholique, Maximilien Kolbe (1894-1941), donna volontairement sa vie pour sauver un prisonnier. Enfermé dans le bunker de la faim, la charité, la douceur et la joie dont il rayonnait impressionnèrent jusqu’à ses gardiens nazis. Le docteur Nicet Wlodarski témoigne :

Un chef, un Allemand de ce bunker, […] qualifia le P. Kolbe d’homme extraordinairement courageux, de héros vraiment surhumain. Il soulignait aussi que la personne du P. Kolbe, son calme, faisaient une grande impression sur les SS qui donnaient un coup d’œil dans ce bunker. Il disait que, pour les SS, cela avait été vraiment un choc psychologique [12].

Bruno Borgowiec, employé comme interprète au bunker, raconte :

Quand j’ouvris la porte de fer, il avait cessé de vivre ; mais il me paraissait vivant. Le visage était radieux, d’une manière insolite, les yeux grands ouverts et fixés sur un point. Tout le visage était comme en extase. Ce spectacle, je ne l’oublierai jamais.

Dans un autre récit :

Son corps était très propre et lumineux. N’importe qui aurait été frappé par sa position et aurait estimé se trouver devant un saint. Son visage resplendissait de sérénité, à la différence des autres morts, étendus sur le sol, sales, les marques de leur souffrance sur le visage [13].

Qu’on rapproche ce récit des multiples témoignages juifs sur les camps de concentration nazis : il détonne immédiatement. Tant cette sérénité, cette joie dans la souffrance sont caractéristiques des martyrs chrétiens.

Et d’où peut donc venir cette paix si visiblement surnaturelle, si ce n’est du Seigneur Jésus ?

— Même la paix temporelle

La paix temporelle n’est pas fournie directement par le christianisme, mais elle ne lui est pas non plus étrangère. La planète Terre, qui bruyait depuis des siècles du choc des armes et des clameurs guerrières, semble se calmer et se recueillir lorsqu’approche la naissance de l’enfant-Dieu. L’empereur Auguste impose la paix universelle (à l’intérieur de l’Empire aussi bien qu’à ses frontières) fermant, après la bataille d’Actium (31 av. J.C.), les portes du temple de la guerre (presque toujours ouvertes depuis la fondation de Rome). Le monde est en paix lorsque les anges viennent chanter, la nuit de Noël : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. L’Église catholique sera la gardienne de cette paix. Lorsque l’Empire romain s’écroule sous le poids des invasions barbares, elle n’est pas emportée avec lui mais vainc pacifiquement les barbares, changeant progressivement leur cœur ; elle attire les uns aux monastères, impose aux autres la « paix de Dieu » ou la « trêve de Dieu », et, de ces hordes qui devaient la submerger, fait naître les différentes nations de la Chrétienté.

Jésus n’a jamais prétendu établir le paradis sur terre. L’ivraie reste mêlée au bon grain (Mt 13, 41) et les atrocités n’ont pas manqué à l’intérieur même du christianisme. Mais la prédication constante de la charité, l’exemple des saints, surtout, ne demeurent pas sans fruits. L’Église protège le mariage – et donc les femmes et les enfants. Elle sait résister aux rois et aux empereurs lorsqu’ils sont portés à la tyrannie. Elle supprime peu à peu l’esclavage. Elle instaure une société chrétienne qui, dans ses misères terrestres, se montre incontestablement plus humaine, plus attentive aux faibles que toutes les civilisations païennes [14]. Sans fournir directement la paix temporelle, Jésus-Christ la donne par surcroît, dans la mesure où les nations se soumettent à sa loi.

— Un exemple

Et pour finir sur cette prophétie d’Isaïe, nous dédions volontiers au rabbin Simmons l’exemple d’un de ses prédécesseurs, ainsi décrit par Tertullien :

Paul, de persécuteur devint Apôtre ; lui qui versa d’abord le sang de l’Église changea ensuite son glaive en stylet et transforma son couperet en soc de charrue [15].

4. – Quatrième tâche : un seul peuple

Quatrième tâche du Messie : « Propager la connaissance universelle du Dieu d’Israël, qui unira l’humanité comme ne formant qu’un peuple ».

Ceux qui savent distinguer la religion de la politique (Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu) rapportent évidemment cette promesse à l’ordre religieux. Ils constatent alors qu’elle est réalisée, puisqu’une société unique – réunissant en son sein toutes les nationalités, sans les mêler ni les confondre – a répandu dans le monde entier la connaissance du Dieu unique d’abord révélé à Israël.

Ceux qui rêvent d’un messianisme essentiellement temporel interprètent au contraire ces promesses d’unification mondiale de façon humaine (naturelle, politique, terrestre) ; ils en concluent qu’elles n’ont pas encore été accomplies.

Pour trancher entre ces deux interprétations concurrentes, il suffit de comparer les fruits visibles de l’une et l’autre, ainsi que leur logique interne.

— On juge l’arbre à ses fruits

Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, dit le proverbe. L’Église catholique a déjà un grand avantage sur le « peuple unique » attendu par les juifs : elle existe ! Cette existence est indiscutable puisque l’Église possède une unité extérieure et une universalité aisément discernables même par ceux qui n’ont pas la foi.

Le christianisme est, historiquement, la première religion universelle. Alors que chaque peuple (ou chaque famille de peuples) avait ses divinités nationales, il les incline tous devant le Dieu unique. Il a conquis toute la terre – mais dans la paix, sans violenter personne, subissant au contraire de longues et sanglantes persécutions [16]. La comparaison avec l’islam (qui fut la deuxième religion universelle de l’histoire, et, sous bien des aspects, une contrefaçon de la première) est à cet égard très éclairante. L’universalisme du christianisme est un universalisme de paix (depuis deux millénaires, le christianisme engendre continuellement des fruits de paix : les saints). Peut-on en dire autant du messianisme temporel ?

— Les fruits du messianisme temporel

Quelles sont, depuis 2000 ans, les grandes entreprises universalistes inspirées par le messianisme temporel ?

— l’islam, dont on n’a pas fini de recenser les victimes [17] ;
— les utopies révolutionnaires [18], particulièrement le communisme, responsable de plus de cent millions de morts [19] ;
— aujourd’hui, l’idéologie « planétarienne » (supprimons les frontières !) [20], dont on peut raisonnablement douter qu’elle fasse le bonheur de l’humanité.

Tout historien ne peut qu’être frappé par la force apparemment irrésistible avec laquelle ces utopies mortifères – contraires au plus élémentaire bon sens – s’imposent tout à coup comme une marée montante, à toute une portion de l’humanité. Même les plus matérialistes d’entre elles, les idéologies marxistes, semblent animées d’une ferveur toute religieuse, comme un souffle mystique. C’est que toutes puisent plus ou moins directement leur force dans l’espérance messianique d’Israël. Espérance d’origine divine, assurément, pour être porteuse d’une telle énergie, mais tout aussi certainement déviée, pour être à l’origine de tant de désastres. Les folies modernes ne sont peut-être pas tant « des idées chrétiennes devenues folles » (Chesterton [21]), que des idées juives : l’espérance messianique détournée de son véritable objet (le salut éternel) pour être appliquée à l’ordre temporel.

Le pire est que le messianisme temporel survit aux désastres qu’il engendre. Et il continuera à en engendrer de nouveaux puisque, selon le rabbin Simmons (qui invoque sur ce point l’autorité de Maïmonide), « chaque génération contient en son sein un individu qui aurait la capacité de devenir le Messie ».

— « Un seul peuple », dit le rabbin

Après les fruits (de paix d’un côté, de mort de l’autre), comparons la logique interne de l’universalisme catholique avec celle du messianisme temporel.

L’espoir du rabbin d’« unir l’humanité comme ne formant qu’un peuple. » amène immédiatement la question : le peuple juif est-il donc appelé à se fondre avec les autres pour former un peuple unique ? En ce cas, comment conservera-t-il toutes les prérogatives auxquelles le rabbin se montre si attaché ? Mais s’il refuse de se mêler aux autres, que signifie ce peuple unique ?

On touche ici du doigt la formidable contradiction interne de l’espérance messianique des juifs. Et il a fallu, en réalité, que Dieu lui-même intervienne pour la résoudre, faisant comprendre aux Apôtres que l’Église ne pouvait s’ouvrir à l’humanité entière qu’en abandonnant les particularités juives [22]. « Il n’y a plus ni juif ni grec […], vous êtes tous un dans le Christ Jésus » s’exclame saint Paul, qui poursuit : « Et si vous êtes au Christ, vous êtes donc descendance d’Abraham ; héritiers selon la promesse » (Ga 3, 28-29). Autrement dit, les critères d’appartenance au peuple élu ne sont plus raciaux (descendance physique d’Abraham) mais spirituels (incorporation mystique au Christ). La Synagogue a refusé, craignant par dessus tout de perdre son statut spécial. Elle a renié du même coup la prophétie du peuple unique.

Le judaïsme actuel reproche vivement à l’Église de se proclamer le « nouvel Israël ». Il y voit une prétention inadmissible. Mais cette « prétention » manifeste justement l’éclatante réalisation de la prophétie messianique. C’est dans l’Église (« nouvel Israël ») que s’accomplit l’oracle de Zacharie :

Jérusalem sera une ville sans remparts, à cause de la multitude des hommes et des animaux qui seront au milieu d’elle. Je serai moi-même pour elle, dit le Seigneur, un mur de feu tout autour, et je serai glorifié au milieu d’elle [Za 2, 4].

Augustin Lémann (illustre converti du judaïsme, 1836-1909) commentait :

Cette métaphore indiquait que l’ancienne Jérusalem n’était que la figure d’un royaume qui lui serait bien différent, puisque son étendue ne pourrait être déterminée d’une manière humaine. Elle aura son accomplissement dans l’Église du Christ, royaume spirituel et universel [23].

— Le paradoxe de l’universalité catholique

Si l’universalisme messianique des juifs est intrinsèquement contradictoire (et donc irréalisable), l’universalisme catholique peut sembler, à première vue, tout aussi paradoxal. Mais il a l’immense avantage d’être un paradoxe réalisé, un paradoxe vivant. L’Église constitue une véritable société universelle (catholique = universel, en grec), dotée d’une solide unité de gouvernement, de doctrine et de culte [24] ; ses membres lui sont plus attachés qu’à leur patrie terrestre, et même qu’à leur vie ; et cependant, loin de dissoudre les nationalités, l’Église catholique en a fait naître plusieurs. Un théoricien nationaliste qui n’avait pas la foi a dû reconnaître que cette société supranationale, loin de nuire aux nations, leur était largement bénéfique ; il l’a même définie comme « la seule internationale qui vaille » (Maurras). C’est que l’Église se situe dans un autre ordre que les nations temporelles. Son développement ne saurait donc gêner celles-ci – qui profitent au contraire de son action moralisatrice.

A qui objecterait que l’Église n’a pas encore réuni toute l’humanité en son sein, il faudrait faire deux réponse distinctes. D’abord, rien n’empêche, avant la fin du monde, un triomphe universel de la sainte Église, qui réaliserait complètement la prophétie messianique (sans toutefois établir le paradis sur terre, puisque les hommes resteront pécheurs et l’Église menacée par la tiédeur). Les juifs eux-mêmes rejoindront à ce moment l’unique Église. Mais même celui qui refuse cette espérance devra convenir que l’Église est déjà une société universelle développée chez tous les peuples du monde. Elle accomplit donc déjà réellement la prophétie du peuple unique [25].

« Toutes les nations de la terre ont vu le salut de notre Dieu » (Ps 97, 3 ; Is 52, 10).

La quadruple réponse du Christ

Sur les quatre tâches messianiques qu’on lui reproche de n’avoir pas exécutées, Notre-Seigneur Jésus-Christ a comme répondu d’avance, en quatre sentences :

  1. — Quant à la construction du temple :

Détruisez ce temple, et je le rebâtirai en trois jours [Jn 2, 19].

  1. — Quant au rassemblement définitif des Juifs sur la terre d’Israël :

Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes, toi qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu ! Maintenant, voici que votre maison va vous être laissée déserte. Je vous le déclare : vous ne me verrez plus jusqu’au jour où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! [Lc 13, 35 ; voir aussi 19, 41- 47].

  1. — Quant à l’instauration de la paix universelle :

Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne la donne pas comme la donne le monde [Jn 14, 17].

  1. — Enfin, quant à la réunion des diverses nations en un seul peuple :

Allez donc, de toutes les nations, faites des disciples, en les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé : et voici que je suis avec vous jusqu’à la fin du monde. [Conclusion de l’Évangile de saint Marc.]

— II —
Les qualifications du Messie

Pour le rabbin Simmons, Jésus n’a pas seulement omis d’agir en Messie. Il manquait déjà de trois qualités indispensables au Messie : celles de prophète, de descendant de David et de fidèle observateur de la loi juive.

1. — Jésus était-il un prophète ?

Le rabbin est catégorique : non seulement Jésus n’était pas un prophète mais il ne pouvait pas l’être :

Jésus n’était pas un prophète. La prophétie ne peut exister en Israël que lorsque le pays est habité par la plus grande partie du peuple juif. A l’époque d’Ezra vers l’an 300 avant l’ère commune – quand la majorité des Juifs refusa de quitter Babylone pour retourner en Israël, la prophétie prit fin avec la mort des derniers prophètes – Aggée, Zacharie et Malachie.

Jésus est apparu sur la scène de l’histoire environ 350 ans après la fin de la prophétie.

Au lieu de définir ou décrire ce qu’est un prophète et d’y comparer la figure de Jésus, le rabbin énonce un principe : la dispersion du peuple juif empêchait la prophétie. Mais d’où vient donc ce principe ? Il a précisément été forgé de toute pièce pour essayer d’expliquer l’étrange absence de prophètes depuis la venue de Jésus-Christ (car cette absence constituait un argument très fort en faveur de la messianité de celui-ci). On tourne donc en rond ! En réalité, s’il y a eu, avant la venue de Jésus, un certain arrêt de la prophétie (quelques siècles de silence, comme pour mieux préparer à ce qui allait venir [26]), elle réapparaît brusquement et brillamment en Jean-Baptiste. Et celui-ci désigne explicitement Jésus comme le Messie.

Il suffit de considérer honnêtement la figure de saint Jean-Baptiste – sa pénitence au désert, sa prédication à la fois rude et pleine d’espérance, les disciples qu’il attire, les conversions qu’il opère, l’opposition qu’il rencontre, son témoignage courageux devant Hérode, et son martyre – pour reconnaître qu’il réalise parfaitement le type des prophètes de l’ancien Testament.

Jésus aussi accomplit à la perfection ce type du prophète (celui qui parle au nom de Dieu), notamment dans son annonce du « royaume » messianique. Il est bien plus qu’un prophète, mais il aurait dû au moins être reconnu comme tel. Il a d’ailleurs fait devant témoins des annonces très précises qui ont été entièrement confirmées par les événements. La prophétie de la prise de Jérusalem a été répandue et transcrite par les Évangélistes bien avant sa réalisation. Elle a conduit les premiers chrétiens à fuir cette ville – selon les conseils donnés par le Christ lui-même – lorsqu’ils ont vu arriver les événements prédits.

Nul n’est prophète en son pays ! Jésus n’a pas été reconnu par son peuple. Mais loin de nuire au tableau, cette méconnaissance ne fait qu’ajouter un trait supplémentaire de conformité. Notre-Seigneur l’a tristement souligné :

Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes et ornez les monuments des justes, et qui dites : Si nous avions vécu aux jours de nos pères, nous n’aurions pas été leurs complices pour verser le sang des prophètes. Par là, vous témoignez vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Comblez donc la mesure de vos pères ! [Mt 23, 29-32].

2. — Jésus fils de David

Le rabbin se fait ironique :

Le Messie doit être un descendant du côté paternel du roi David (voir Gn 49, 10 et Is 11, 1). Or, selon la thèse des chrétiens, Jésus est né d’une femme vierge, et donc n’avait pas de père. Il est par conséquent impossible qu’il ait pu satisfaire aux exigences d’une filiation paternelle remontant au roi David !

— Première réponse

En réalité, aucun des deux textes invoqués par le rabbin (Gn 49, 10 et Is 11, 1) ne parle de filiation paternelle.

— Genèse 49, 10 ne fait que préciser l’époque de la venue du Messie :

Le sceptre ne s’écartera pas de Juda,
ni le bâton de chef d’entre ses pieds,
jusqu’à ce que vienne Shilo [le Messie],
à lui les peuples obéiront !

Comme c’est précisément à l’époque du Christ que les descendants de Juda ont perdu le pouvoir en Israël, on éviterait, à la place des rabbins, de trop s’attarder sur cette prophétie…

— Quant à Isaïe 11, 1, il annonce certes que le Messie descendra de Jessé (c’est-à-dire de la famille de David), mais il ne précise aucunement que celui-ci sera son ancêtre du côté paternel :

Un rameau sortira du tronc de Jessé,
et de ses racines un rejeton poussera.
Sur lui reposera l’esprit de Yahvé […]

Le fait que la Vierge Marie descende de David suffit à ce que Jésus en descende aussi et soit, en toute rigueur de terme, un « rejeton du tronc de Jessé ». La prophétie est donc accomplie.

— Deuxième réponse

On pourrait cependant objecter que seule la descendance masculine permettait la transmission des droits héréditaires. Il faut donc aller plus loin et noter que saint Joseph, même s’il n’est pas le père biologique de Jésus-Christ, est son père légal (officiel). Or, dans le droit juif, la paternité adoptive l’emporte sur la paternité biologique. Ce n’est pas la généalogie de la sainte Vierge, mais bien celle de saint Joseph que donnent les évangélistes, car c’est cette généalogie officielle qui importe. On remarque d’ailleurs que saint Matthieu, qui s’adresse essentiellement à des juifs palestiniens, privilégie systématiquement la généalogie légale (alors que saint Luc, qui écrit pour des Grecs, s’intéresse plutôt à la paternité réelle) [27]. La naissance de Jésus à Bethléem souligne aussi l’origine davidique de Jésus. C’est parce que David est originaire de Bethléem que Joseph et Marie ont dû s’y rendre pour le recensement.

— Troisième réponse

Selon les prophètes, le Messie ne devait pas être seulement le fils de David (c’est-à-dire son descendant), mais aussi son Seigneur. Jésus a lui-même cité le psaume où David déclare :

Yahvé a dit à mon Seigneur [= le Messie] : « Assieds-toi à ma droite » [Ps 109].

Si donc – demandait Jésus aux pharisiens (Mt 22, 41-46) – le Messie est le fils de David, comment ce dernier l’appelle-t-il « mon Seigneur » ? Cette expression ne se comprend que si, tout en descendant de David, le Messie le précède par quelque côté ; et donc, s’il n’en descend pas sous tous les rapports. Or Jésus est fils biologique de David par l’intermédiaire de sa mère, fils légal par l’intermédiaire de son père légal, mais il transcende en même temps cette origine, en tant que Fils de Dieu. Les prophéties ne pouvaient être mieux accomplies.

3. — Jésus et la Loi juive

Le troisième argument du rabbin porte sur la permanence de la Loi juive (la Torah) :

Le Messie conduira le peuple juif à une pleine observance de la Torah. La Torah énonce que toutes les mitswoth [les prescriptions de la Loi] resteront toujours en vigueur, et que quiconque voudra changer la Torah sera aussitôt identifié comme un faux prophète (Dt 13, 1-4).

Or, ajoute notre auteur :

Tout au long du nouveau Testament, Jésus prend le contre-pied de la Torah.

C’est méconnaître la célèbre sentence de Jésus : « N’allez pas croire que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu abolir mais accomplir » (Mt 5, 17).

A suivre le rabbin, il n’y a qu’une alternative : obéir ou désobéir. Qui n’obéit pas à la Loi est un révolté, et donc un imposteur. C’est oublier qu’une telle alternative ne s’impose qu’à celui qui est soumis à la loi ; non au législateur. Or s’il est vrai que l’attitude de Jésus vis-à-vis de la Loi juive a quelque chose de surprenant, il n’apparaît jamais comme un révolté. La surprise naît au contraire du contraste entre l’humilité avec laquelle il s’attache constamment à accomplir l’Écriture [28], et, d’autre part, l’autorité avec laquelle il légifère (« Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens… et moi je vous dis… » Mt 5, 21 ; 5, 27, etc.).

En légiférant, Jésus se montre supérieur à la Loi de Moïse. Mais sous un autre rapport, il obéit à cette Loi, car elle réglait elle-même la façon dont elle devait être perfectionnée par le Messie, législateur définitif. La loi nouvelle n’abolit donc pas la loi ancienne mais la surélève et la transfigure, en accomplissant ce qu’elle ne faisait que figurer. On peut la comparer au papillon : celui-ci ne tue pas – ni ne chasse – la chenille : il est simplement la chenille dans l’étape ultime et parfaite de son existence.

La « pleine observance de la Torah », c’est précisément ce à quoi le Christ a conduit les juifs (ceux du moins qui ont bien voulu le suivre) : la plénitude de la loi, enseigne saint Paul, c’est la charité (Ro 13, 10). Et le même saint Paul, si zélé jusque-là pour les traditions de ses pères, découvre que la loi n’est qu’un moyen, non un absolu [29]. Les promesses ont été faites à Abraham sur la base de la foi – et non de la Loi. Celle-ci, qui est venue après, ne saurait donc être le fondement du salut, ni prétendre être définitive en toutes ses prescriptions matérielles (Rm 4 et Ga 3). Destinée à protéger la foi, elle ne donne pas par elle-même la vie de la grâce ; bonne mais pesante, occasion de beaucoup de transgressions, elle est même un réel fardeau (Rm 7). En venant la transfigurer, Jésus agit en véritable libérateur.

Les prophètes ont préparé cette transfiguration [30]. Lorsque Jérémie reprochait à Israël d’être « incirconcis de cœur » (Jr 9, 26), n’indiquait-il pas clairement que la circoncision corporelle n’est pas un absolu, mais seulement le signe extérieur d’une nécessaire purification du cœur ? Saint Paul ne dira pas autre chose en affirmant que « le vrai juif, ce n’est pas celui qui l’est au dehors, et la vraie circoncision, ce n’est pas celle qui paraît dans la chair » (Ro 2, 28).

Comme le notait le P. Lémann :

L’israélite, en devenant catholique, ne change pas de religion mais achève sa religion, la complète, la couronne. L’israélite devenu catholique c’est, par excellence, l’homme religieux qui a obtenu sa plénitude, comme la tige obtient la fleur [31].

A ceux qui lui demandaient pourquoi il avait renoncé à la synagogue, Eugenio Zolli (ancien grand rabbin de Rome) répondait de même :

Mais je n’y ai pas renoncé. Le christianisme est l’achèvement de la synagogue. Car la synagogue était une promesse et le christianisme l’accomplissement de cette promesse [32].

Le judaïsme actuel ressemble à une chenille qui, ayant reçu quelques confidences sur l’état ailé qui l’attend, refuserait obstinément d’entrer dans son cocon. C’est à elle en tant que chenille, affirme-t-elle, qu’ont été faites ces promesses, et non à l’impudent papillon qui cherche à capter son héritage. Elle défendra contre ciel et terre sa « chenillité ». Elle veut voler un jour, bien sûr, et elle attend fébrilement la venue du Messie qui lui donnera des ailes. Mais elle veut recevoir ces ailes en tant que chenille, sans perdre ses pattes de chenille, ses mœurs de chenille, sa loi de chenille.

Et cela fait 2000 ans que ça dure.

— III —
Les textes prophétiques sont-ils mal traduits ?

Aux yeux du rabbin Simmons, Jésus n’a pas seulement manqué aux prophéties qu’il devait remplir ; il a aussi le grand tort d’avoir accompli celles qu’il ne devait pas accomplir ! Le rabbin attaque à ce sujet trois prophéties célèbres qui ne seraient que des textes mal traduits :

  1. — La naissance virginale prophétisée par Isaïe (7, 14)
  2. — La crucifixion, décrite par David (Psaume 21)
  3. — Le Serviteur souffrant annoncé par Isaïe (ch. 53).

Voyons cela de plus près.

1. — La naissance virginale, prophétisée par Isaïe (7, 14)

Fragment du Livre d'Isaïe retrouvé dans la première grotte de Qumrân.Le rabbin Simmons affirme :

L’idée chrétienne d’une naissance virginale a pris naissance dans Isaïe 7, 14 où il est question d’une ‘alma qui a enfanté. Le mot hébreu ‘alma a toujours signifié : « jeune femme », mais les théologiens chrétiens, plusieurs siècles après, l’ont traduit par « vierge ».

Le rabbin oublie tout simplement que ce ne sont pas les chrétiens qui ont traduit la Bible en grec, mais les juifs eux-mêmes, bien avant la naissance de Jésus-Christ (version grecque dite des Septante). Or, dans cette version, le mot hébreu ‘almah est traduit non « la jeune femme » (ἡ νεᾶνις), mais bien « la jeune vierge » (ἡ παρθένος ; c’est ce même terme de parthenos que saint Luc emploiera pour désigner la Vierge Marie dans son récit de l’annonciation [33]).

C’est seulement après la venue du Christ, au deuxième siècle de notre ère, que des auteurs juifs s’employèrent à fournir une nouvelle traduction, pour l’opposer au christianisme. Théodotion d’Éphèse, Aquila du Pont et Symmaque traduisent alors ‘almah par la jeune femme (ἡ νεᾶνις).

Si l’on veut se pencher sur le terme hébreu lui-même (‘almah), on ne peut en connaître le sens exact qu’en examinant ses divers emplois dans la Bible. Or on ne trouve ce mot qu’une dizaine de fois dans toute l’Écriture sainte. Il y désigne des jeunes filles qui sont, d’après le contexte, soit certainement soit très vraisemblablement vierges ; une seule fois, le terme désigne une jeune fille qui n’est que possiblement vierge (le contexte ne permet pas de trancher) [34]. Cela implique logiquement que :

1) rien ne s’oppose à ce que ce terme ‘almah désigne une jeune vierge (par opposition à la fois au terme na’arâh [qui désigne la « jeune fille », sans autre précision] et au terme betûlâh [qui désigne en propre une vierge, mais sans précision d’âge]) ;
2) la probabilité est même forte pour que ce soit bien le sens de ce mot.

Cette forte probabilité devient certitude quand on constate que ce mot a été traduit par « vierge » dans la version grecque des Septante.

Ajoutons enfin qu’un savant juif du XIXe siècle, le rabbin David Drach (1791-1865), a montré avec un grand luxe de détails comment les antiques traditions juives confirment l’interprétation chrétienne de ce passage d’Isaïe : c’est tout le thème de sa Troisième Lettre d’un rabbin converti aux Israélites ses frères (Rome, 1833) [35].

En définitive, la réalité est donc strictement contraire aux affirmations du rabbin. Simmons. Ce ne sont pas « les théologiens chrétiens [qui], plusieurs siècles après, l’ont traduit par “vierge” », mais au contraire les traducteurs juifs qui, plus d’un siècle après la venue du Christ, ont rejeté la traduction jusque-là courante, pour introduire le terme de jeune femme (νεᾶνις).

Le défi lancé par saint Jérôme aux juifs de son temps est toujours d’actualité :

Que les juifs nous montrent donc un passage des Écritures où ‘almah désigne seulement une jeune fille et non pas une vierge, et alors nous reconnaîtrons que la parole d’Isaïe doit s’entendre non pas d’une vierge cachée, mais d’une jeune femme déjà mariée [Contra Jovinianum, I, 32 ; PL 23, 254].

2. — La crucifixion, prophétisée par David (Psaume 21)

Il s’agit du psaume 21 (22 dans le psautier hébreu). David y chante l’appel au secours que lance vers Dieu un homme supplicié par ses ennemis, puis, en conclusion, son action de grâces lorsque Dieu l’a délivré. Les versets 15-19 annoncent tout particulièrement la passion du Christ :

[…] Je suis comme de l’eau qui s’écoule,
Et tous mes os sont disjoints ;
Mon cœur est comme de la cire,
Il se fond dans mes entrailles.
Ma force s’est desséchée comme un tesson d’argile,
Et ma langue s’attache à mon palais ;
Tu me réduis à la poussière de la mort.
Car des chiens m’environnent,
Une troupe de scélérats rôdent autour de moi,
Ils ont percé mes mains et mes pieds,
Je pourrais compter tous mes os.
Eux, ils m’observent, ils me contemplent ;
Ils se partagent mes vêtements,
Ils tirent au sort ma tunique.

Mais le rabbin conteste la traduction du verset « Ils ont percé mes mains et mes pieds » :

Il est écrit dans les Psaumes (22, 17) : « Car des chiens m’enveloppent, la bande des méchants fait cercle autour de moi ; « comme le lion » (ils meurtrissent) mes mains et mes pieds. » Le terme hébreu KeAri (« comme le lion ») est grammaticalement similaire au mot « déchirure ». C’est ainsi que le christianisme lit le verset comme contenant une allusion à la crucifixion : « Ils ont transpercé mes mains et mes pieds. »

Le malin rabbin omet, là encore, de préciser que la traduction « Ils ont transpercé mes mains et mes pieds » n’est pas une invention chrétienne. C’était déjà la traduction grecque donnée par la Septante longtemps avant la naissance du Christ (« ὤρυξαν χεῖράς μου καἱ πὀδα »). Personne ne l’a contestée à l’époque, alors que cette version des Septante était très répandue (c’était à peu près la traduction grecque officielle de la Bible, à une époque où le grec était la langue dominante).

C’est seulement après la naissance et la diffusion du christianisme que des juifs éprouvèrent le besoin d’une autre traduction. En vocalisant le texte d’une façon différente (car en hébreu, seules les consonnes sont indiquées, et un même texte peut donc avoir plusieurs lectures possibles), les juifs Aquila et Symmaque traduisirent : « Ils ont lié mes mains et mes pieds », ce qui avait l’avantage de moins évoquer la crucifixion, tout en gardant l’inconvénient de rester facilement applicable au Christ. Au Moyen Age, les Massorètes (savants juifs qui s’employèrent à mettre par écrit la vocalisation du texte) préférèrent comprendre : « Comme le lion, mes mains et mes pieds ». Le texte n’avait pas grand sens, mais ils prétendaient qu’on devait sous-entendre le verbe : « ils meurtrissent », ce qui donnait : « Comme un lion [ils meurtrissent] mes mains et mes pieds ». C’est, on l’a vu, la solution adoptée par le rabbin Simmons.

Sans être absolument impossible d’un point de vue logique, cette lecture présente trois gros défauts :

— elle requiert de lire comme un yod la dernière consonne du mot (il existe, sur cette lettre, une variante dans les manuscrits hébreux [36]) ;
— elle fournit un texte obscur (auquel il faut ajouter arbitrairement un verbe pour lui donner un sens intelligible) ;
— enfin, comme on l’a vu, elle ne correspond pas à la façon dont on lisait couramment le texte avant la venue du Christ.

La version « Ils ont percé mes mains et mes pieds », quant à elle :

— se justifie quelle que soit la consonne finale [37],
— présente un sens parfaitement clair,
— correspond à la lecture traditionnelle des juifs de l’ancien Testament (comme le prouve la traduction de la Septante).

Tout observateur impartial conviendra que la vraisemblance, dans cette affaire, n’est pas du côté du rabbin Simmons.

3. — Le Serviteur souffrant annoncé par Isaïe (ch. 53)

Le chapitre 53 d’Isaïe est un des sommets de l’ancien Testament, non seulement à cause de la force émotive avec laquelle il annonce la passion du Messie, mais surtout par l’explication doctrinale qu’il en donne.

Avant d’en discuter, relisons ce chapitre :

Qui a cru ce que nous avons entendu, et à qui le bras de Yahweh a-t-il été révélé ? Il s’est élevé devant lui comme un frêle arbrisseau ; comme un rejeton qui sort d’une terre desséchée ; il n’avait ni forme ni beauté pour attirer nos regards, ni apparence pour exciter notre amour. Il était méprisé et abandonné des hommes, homme de douleurs et familier de la souffrance, comme un objet devant lequel on se voile la face ; en butte au mépris, nous n’en faisions aucun cas. Vraiment c’était nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il s’était chargé ; et nous, nous le regardions comme un puni, frappé de Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités ; le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. Nous étions tous errants comme des brebis, chacun de nous suivait sa propre voie ; et Yahweh a fait retomber sur lui l’iniquité de nous tous. On le maltraite, et lui se soumet et n’ouvre pas la bouche, semblable à l’agneau qu’on mène à la tuerie, et à la brebis muette devant ceux qui la tondent ; il n’ouvre point la bouche. Il a été enlevé par l’oppression et le jugement, et, parmi ses contemporains, qui a pensé qu’il était retranché de la terre des vivants, que la plaie le frappait à cause des péchés de mon peuple ? On lui a donné son sépulcre avec les méchants, et dans sa mort il est avec le riche, alors qu’il n’a pas commis d’injustice, et qu’il n’y a pas de fraude dans sa bouche. Il a plu à Yahweh de le briser par la souffrance ; mais quand son âme aura offert le sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et le dessein de Yahweh prospérera dans ses mains. A cause des souffrances de son âme, il verra et se rassasiera. Par sa connaissance le juste, mon Serviteur, justifiera beaucoup d’hommes, et lui-même se chargera de leurs iniquités. C’est pourquoi je lui donnerai sa part parmi les grands ; il partagera le butin avec les forts. Parce qu’il a livré son âme à la mort et qu’il a été compté parmi les malfaiteurs ; et lui-même a porté la faute de beaucoup, et il intercédera pour les pécheurs [Is 53, 1-12].

Le rabbin Simmons conteste, évidemment, qu’il s’agisse d’une prophétie messianique :

Le christianisme considère que le chapitre 53 d’Isaïe sur le « serviteur souffrant » se réfère à Jésus.
En réalité, ce chapitre 53 constitue la suite directe du chapitre 52, qui décrit l’exil et la rédemption du peuple juif. Les prophéties sont écrites au singulier parce que les Juifs (« Israël ») sont considérés comme une seule unité.
La Torah fourmille d’exemples où la nation juive est désignée sous un pronom singulier.

Pour la troisième fois, le rabbin Simmons, s’oppose non seulement à l’interprétation chrétienne, mais aussi – sans le dire – à celle de beaucoup de juifs. Beaucoup, en effet, ont dû admettre que cette prophétie annonçait bien le Messie, même s’ils l’ont ensuite soumise à une exégèse plus qu’acrobatique pour en gommer les aspects qui les choquaient.

Un cas très significatif est celui du Targum de Jonathan que le père Lagrange donne comme « un exemple caractéristique et même amusant des contresens où peut aboutir le souci de rester fidèle aux mots d’un texte, en se dérobant autant que possible à son esprit [38]». Tout le chapitre 53 est interprété de la sorte. Quand Isaïe dit que Dieu fait retomber sur lui l’iniquité de tous, Jonathan interprète cela du Temple (dont le texte ne dit pas un mot !) : cela signifie que le Temple a été profané à cause des péchés d’Israël. Quand le texte dit que le Serviteur de Yahweh n’a pas ouvert la bouche, Jonathan comprend : « Il a été exaucé avant même d’ouvrir la bouche pour prier ». Ensuite, au lieu d’être traité comme un agneau conduit à la boucherie, c’est lui qui entraîne les peuples au carnage ! Et ainsi de suite. Jonathan interprète résolument à rebours tous les passages qui indiquent la souffrance du Messie. Mais, comme le conclut le P. Lagrange :

Ceux-mêmes qui se trouvaient en présence du texte d’Isaïe avaient un moyen plus simple que celui de Jonathan d’échapper à son évidence ; au lieu des contresens de détail, un contresens général qui ne laissât voir dans le Serviteur qu’un groupe de justes ou le peuple d’Israël tout entier. Les anciens rabbins semblent avoir préféré la première manière ; depuis Raschi, ce fut la seconde qui prévalut […] [39].

Raschi est le nom d’un rabbin de Troyes (1040-1105), qui imposa, en effet, l’idée selon laquelle Isaïe 53 ne s’appliquerait pas au Messie mais au peuple juif. Il donnait comme argument le fait que l’expression « serviteur de Yahweh », désigne le peuple d’Israël en d’autres passages d’Isaïe.

Mais le « serviteur de Yahweh » que décrivent ces passages est explicitement désigné par Isaïe comme le Serviteur-Israël ; c’est un pécheur endurci (Is 43, 24-28, etc.), puni pour ses propres iniquités (Is 43, 27-28, etc.), aveugle sur l’œuvre de Dieu (Is 42, 19-20).

Le « serviteur souffrant » d’Isaïe 53 est au contraire présenté comme parfaitement innocent, obéissant fidèlement à Dieu, portant sur lui les péchés des autres. Il ne peut désigner le peuple d’Israël, puisqu’il est frappé « à cause des péchés de son peuple ».

La chose est suffisamment claire pour que, pendant des siècles, personne ne s’y soit trompé : c’est seulement après la venue de Jésus-Christ – et contre lui – qu’on a voulu appliquer Isaïe 53 au peuple juif. Aujourd’hui, on voudrait même y voir une annonce de ce que les juifs appellent la « Shoah ». Et pourtant, en plein milieu de la seconde Guerre mondiale, alors qu’il s’employait à protéger son petit troupeau juif, ce n’est pas à son peuple mais bien au Messie que pensait irrésistiblement le grand rabbin de Rome chaque fois qu’il lisait ce chapitre d’Isaïe. Il avait vu une fois, dans son enfance, en Ukraine, un crucifix dans la maison d’un de ses camarades, et il ne pouvait s’empêcher d’y repenser chaque fois qu’il lisait le cantique du Serviteur souffrant. Converti plus tard au christianisme, Israël Zolli (c’est son nom) racontera combien ce texte d’Isaïe l’avait aidé dans son cheminement vers le Christ Jésus [40].

Conclusion

Le rabbin Simmons invoque d’autres arguments contre le christianisme, mais sans rapport avec les prophéties, et tellement caricaturaux qu’ils ne méritent guère une réfutation détaillée. Il affirme que « l’idée catholique de la Trinité transforme Dieu en trois parties distinctes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit », ce qui paraît indiquer qu’il n’a jamais pris la peine de lire un catéchisme, ni, par exemple, le Symbole de saint Athanase. Il semble n’avoir pas saisi davantage ce que désigne le mystère de l’incarnation, puisqu’il juge bon, pour le contredire, d’affirmer que Dieu est incorporel, infini, hors de l’espace, et que « Dieu n’est pas un mortel » (Nb 23, 19). Il confond également catholicisme et manichéisme, en affirmant : « La doctrine catholique traite souvent le monde physique comme un mal qu’il faut éviter. »

 

Qu’il daigne hâter le jour où son peuple, enfin, le reconnaîtra !

Il serait intéressant, par ailleurs, de recenser les prophéties messianiques dont le rabbin Simmons omet de parler dans son étude (il ne dit rien, par exemple, de l’époque où le Messie devait naître, pourtant prédite de plusieurs façons différentes [41]). Mais une telle étude nous mènerait trop loin. Le seul examen des prophéties explicitement invoquées par le rabbin contre Jésus-Christ nous semble suffire à établir solidement que Jésus-Christ a accompli les annonces des prophètes, et qu’il est donc le Messie envoyé par Dieu.

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Pour aller plus loin :

[1] — Nous utilisons la version française publiée par John Kohn sur un site internet juif (http://www.lamed.fr/actualite/israelnation/1024.asp) le 19 mai 2004. John Kohn précise que le texte du rabbin israélien a été adapté et enrichi de commentaires par ses soins.
[2] — Jacob Libermann (1802-1852), cité par Maurice Briault C.S.Sp., Le vénérable père F.M. Libermann, Paris, Gigord, 1946, p. 17-18.
[3] — Théodore Ratisbonne (1802-1884), cité dans l’ouvrage Le T.R. Père Marie-Théodore Ratisbonne, fondateur de la société des prêtres et de la congrégation des religieuses de Notre-Dame de Sion, d’après sa correspondance et les documents contemporains, t. 1, Paris, 1905, p. 62.
[4] — Le second temple de Jérusalem – édifié au retour de la captivité de Babylone, à partir de 516 avant Jésus-Christ, et entièrement rénové par Hérode en 19 av. J.C. – ne sera détruit qu’en l’an 70, par les Romains. — En y entrant, Notre-Seigneur a accompli l’oracle du prophète Aggée selon lequel la gloire du second temple dépasserait celle du premier (Ag 2, 9). Le dernier des prophètes, Malachie, annonçait lui aussi cette venue du Messie dans le second Temple : « Voici que j’envoie mon messager, et il préparera le chemin devant moi, et soudain viendra dans son temple le Seigneur que vous cherchez, l’ange de l’alliance que vous désirez. Voici, il vient, dit Yahweh des armées » (Ml 3, 1).
[5] — P. Vincent-Toussaint Beurier (eudiste, 1715-1782), « L’aveuglement de ceux qui ont tué Jésus-Christ », texte reproduit dans Le Sel de la terre 40, p. 216-228.
[6]« Quand Nabuchodonosor emmena le peuple [en captivité] il leur fut dit auparavant, qu’ils y seraient peu, et qu’ils seraient rétablis. Ils furent toujours consolés par les prophètes, et leurs rois continuèrent. Mais la seconde destruction est sans promesse de rétablissement, sans prophètes, sans rois, sans consolation, sans espérance ; parce que le sceptre est ôté pour jamais. Ce n’est pas avoir été captif que de l’avoir été avec l’assurance d’être délivré dans soixante et dix ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir. » Blaise Pascal, Pensées.
[7] — P. Vincent-Toussaint Beurier, ibid.
[8] — Théodore Ratisbonne, cité dans l’ouvrage Le T.R. Père Marie-Théodore Ratisbonne, t. 1, Paris, 1905, p. 60-61. — Le frère cadet de Théodore, Alphonse, se convertira lui aussi au catholicisme mais plus tard, et après une apparition de la sainte Vierge, dans l’église Saint-André-delle-Fratte à Rome (20 janvier 1842). Il avait accepté peu auparavant de porter la médaille miraculeuse de Notre-Dame de la rue du Bac.
[9] — Is 11, 6-8.
[10] — Divers saints ont accompli des miracles analogues envers des animaux féroces ou nuisibles : des Pères du désert, saint Jérôme (et son lion), saint Martin de Porrès O.P., etc.
[11] — Saint François de Sales a laissé apercevoir le travail qu’il dut faire pour vaincre la colère dans la petite phrase qu’il répondit un jour à un ami qui s’étonnait de sa douceur envers un impie : « Je craignais d’épancher en un quart d’heure ce peu de liqueur de mansuétude que je tâche de recueillir depuis vingt-deux ans comme une rosée dans le vase de mon cœur. » — Un autre ami a ainsi témoigné du résultat de ces efforts : « Il me semble que toute la mansuétude qui peut être en un homme était rassemblée en lui : jamais je ne pouvais me rassasier de le voir et de l’entendre tant il était doux et agréable, ne faisant jamais une action ni ne proférant une parole qui ne fût déterminée de la douceur de Notre-Seigneur… ». Cité par le chanoine F. Vidal, dans son ouvrage Aux sources de la joie avec saint François de Sales (Paris, 3e éd., 1974, p. 163 et 133).
[12] — Cité par A Ricciardi, Maximilien Kolbe, prêtre et martyr, Sources historiques, Paris, Médiaspaul, 1987 (traduit de l’italien), p. 347. — Le docteur Rodolphe Diem témoigne aussi : « Je suis resté au camp d’Auschwitz de janvier 1941 à janvier 1945, et je ne connais aucun cas semblable, aucun acte d’amour héroïque du prochain comme celui dont a fait preuve le P. Maximilien Kolbe. » (Ibid., p. 344).
[13] — Cité par A Ricciardi, p. 348-349.
[14] — Esclavagisme, superstitions, sacrifices humains, tyrannie des potentats, suppression des enfants indésirables, exploitation de la femme, etc. : autant de maux dont le christianisme s’employa à délivrer l’humanité. — Faut-il rappeler que la vie humaine ne valait presque rien dans l’Empire romain (au moins celle des nouveau-nés, des esclaves ou des gladiateurs) ? Et qu’aucune autorité religieuse n’était capable de poser des limites aux caprices de l’empereur – qui en vint même à se faire adorer comme un dieu ?
[15] — Tertullien, Contra Gnosticos 13.
[16] — On opposera sans doute à cette affirmation les lieux communs habituels sur l’Inquisition, les croisades, la conquête du Nouveau monde, etc. Il suffit ici de répondre que ni l’Inquisition ni les croisades n’avaient pour but de convertir au christianisme. La première s’employait à protéger la foi des chrétiens déjà baptisés ; la deuxième à délivrer la Palestine – terre chrétienne envahie par l’Islam – afin que les pèlerins puissent s’y rendre sans encombre. Ni l’une ni l’autre n’ont été des entreprises de conversions forcées. Quant à l’Amérique latine, elle a certes été conquise à main armée par l’Espagne et le Portugal, mais non par l’Église. Celle-ci y a répandu le christianisme par la prédication, par l’exemple et par les miracles, comme partout ailleurs. C’est par ses miracles – sans jamais recourir à la violence – que saint Louis Bertrand (1526-1581) fit des dizaines de milliers de conversions en Colombie ; ce sont les apparitions de Notre-Dame de Guadeloupe (1531) qui convertirent le peuple mexicain, etc.
[17] — Sur les origines judéo-nazaréennes de l’islam, on peut se reporter à la thèse d’Édouard-Marie Gallez, Le Messie et son prophète. Aux origines de l’islam, Éditions de Paris, 2005 (recension dans Le Sel de la terre 55, p. 282-293). Mais indépendamment de ces travaux historiques, la dépendance de l’islam envers le messianisme temporel des juifs relève de l’évidence.
[18]« La nouvelle Jérusalem sera partout où triomphera l’idée française de la Révolution » déclarait Maurice Bloch (cité par Marie-Joseph Lagrange O.P., Le Messianisme chez les juifs (150 av. J.C. à 200 ap. J.C.), Paris, Gabalda, 1909, p. 331).
[19] — Sur la place des juifs dans le communisme, voir notamment Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble, t. 2, Paris, Fayard, 2003.
[20] — Voir Hervé Ryssen, Les espérances planétariennes, Éd. Baskerville (14 rue Brossolette 92300 Levallois), 2005. Cet ouvrage montre fort bien comment l’utopie du messianisme temporel, qui a sous-tendu le communisme, sous-tend aujourd’hui l’idéologie mondialiste, mais il manque d’esprit chrétien. Les critiques voltairiennes contre la Bible (p. 204-208) sont particulièrement déplaisantes.
[21]« World full of Christian ideas gone mad » (G.K. Chesterton, Orthodoxy, 1908)
[22] — Ac 10 et 11.
[23] — Chanoine Augustin Lémann, Histoire complète de l’idée messianique, Gand, 1974, p. 268. — Voir aussi la prophétie du chapitre huitième de Zacharie : « Des peuples nombreux et de puissantes nations viendront chercher Yahweh des armées à Jérusalem et implorer Yahweh. »
[24] — Alors que toutes les autres sociétés religieuses se mettent plus ou moins rapidement au service d’un pouvoir politique (Églises schismatiques orientales [dites orthodoxes], anglicans, protestants, musulmans…), l’Église catholique a toujours réussi à se libérer des pouvoirs qui tentaient de l’asservir.
[25] — On peut noter que, globalement (malgré les persécutions et les crises diverses qui peuvent être interprétées comme des « variations saisonnières »), l’influence de l’Église sur la terre a toujours été croissante.
[26] — Blaise Pascal écrit à ce sujet : « Dieu a suscité des Prophètes durant seize cents ans ; et pendant quatre cents ans après il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui partaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-Christ, dont l’Évangile devant être cru par tout le monde, il a fallu non seulement qu’il y ait eu des prophéties pour le faire croire, mais encore que ces prophéties fussent répandues par tout le monde, pour le faire embrasser par tout le monde. »
[27] — Voir P. Emmanuel-Marie O.P. « Les généalogies de Notre-Seigneur », dans Le Sel de la terre 34, p. 30-33.
[28] — Chez le seul saint Matthieu, on peut citer : 1, 22 ; 2, 15 et 17 ; 2, 23 ; 4, 14 ; 8, 17 ; 12, 17 ; 13, 14 et 35 ; 21, 4 ; 26, 54 et 56 ; 27, 9 et 35.
[29] — Plusieurs des discussions entre Jésus et les pharisiens portent sur ce point. Voir notamment Mc 2, 24-28 et 3, 1-6. « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour la sabbat ; c’est pourquoi le Fils de l’homme est maître même du sabbat. »
[30] — Un érudit juif non converti au christianisme, Bernard Lazare (1865-1903), l’a bien noté : « On peut dire que le véritable mosaïsme, épuré et grandi par Isaïe, Jérémie et Ézéchiel, élargi universellement encore par les judéo-hellénistes, aurait amené Israël au christianisme si l’esraïsme, le pharisaïsme et le talmudisme n’avaient pas été là pour retenir la masse des juifs dans les liens des strictes observances et des pratiques rituelles étroites. » (L’Antisémitisme, son histoire et ses causes, Paris, 1894, p. 16.) — « Si encore les juifs s’en fussent tenus au mosaïsme pur, nul doute qu’ils n’aient pu, à un moment donné de leur histoire, modifier ce mosaïsme de façon à ne laisser subsister que les préceptes religieux ou métaphysiques ; peut-être même, s’ils n’avaient eu comme livre sacré que la Bible, se seraient-ils fondus dans l’Église naissante, qui trouva ses premiers adeptes dans les Sadducéens, les Esséniens et les prosélytes juifs. Une chose empêcha cette fusion, et maintint les Hébreux parmi les peuples : ce fut l’élaboration du Talmud, la domination et l’autorité des docteurs, qui enseignèrent une prétendue tradition […]. » (Bernard Lazare, ibid., p. 14-15.)
[31] — Cité par le P. Théotime de Saint-Just O.F.M. cap., Les Frères Lémann, juifs convertis, Paris, Librairie Saint-François, 1937, p. 372.
[32] — Eugenio Zolli, Avant l’aube (traduction française – par Judith Cabaud – de l’ouvrage autobiographique intitulé Why I became Catholic), Paris, F.-X. de Guibert, 2001, p. 110.
[33] — Le terme παρθένος chez les Septante, désigne toujours une vierge. En grec classique aussi, le mot désigne, en son premier sens, une vierge encore jeune (voir, par exemple, le dictionnaire de Bailly ou le Lexicon de Zorell).
[34] — Pour le détail, voir, par exemple, P. F. Ceuppens O.P. De Prophetiis messianicis in Antiquo Testamento, Rome, Collegium Angelicum, 1935, p. 192-196. — Ou bien : abbés Lusseau et Collomb, Manuel d’études bibliques, t. III, Paris, Téqui, 1934, p. 148-149.
[35] — Le rabbin David Drach (1791-1865), gendre du grand rabbin du Consistoire central, Emmanuel Deutz, demanda le baptême catholique en 1823. Il y reçut les prénoms de Paul, Louis, Bernard. — Il a repris et développé son étude sur Isaïe 7, 14 dans le deuxième tome de son ouvrage De l’Harmonie entre l’Église et la Synagogue (Paris, 1844, p. 1-383 ; réimprimé en 1978 à Gand, en Belgique).
[36] — Pour les détails, voir, par exemple, P. F. Ceuppens O.P., ibid., p. 363-364.
[37] — Il y a, comme on a vu, une variante sur cette consonne finale. Les deux versions permettent de traduire « ils ont percé » (en prenant ce verbe soit comme une forme conjuguée, soit comme un participe pluriel, ce qui revient au même quant au sens). En revanche, une seule des deux permet de lire « comme un lion ».
[38] — Marie-Joseph Lagrange O.P., Le Messianisme chez les juifs (150 av. J.C. à 200 ap. J.C.), Paris, Gabalda, 1909, p. 241.
[39] — Id., ibid., p. 243.
[40] — Israël Zolli (1881-1956), baptisé à Rome le 13 février 1945 (en même temps que sa femme), voulut recevoir le prénom d’Eugenio, en l’honneur du pape Pie XII (Eugenio Pacelli) qui l’avait très efficacement aidé à sauver et secourir les juifs italiens pendant la guerre.
[41] — Blaise Pascal note dans ses Pensées que l’époque de la venue du Messie est prédite à la fois par l’état du peuple juif, par l’état du peuple païen, et par le nombre des années. — Pour ce qui est du peuple juif, il fallait que le sceptre fût alors ôté de Juda (Gn 49, 10). — Pour les nations païennes, il fallait que fût venu le quatrième empire annoncé par Daniel (2, 31-45 et 7, 1-27) : celui des Romains. — Quant au nombre des années, il fallait que soient écoulées les soixante-dix semaines d’années annoncées par le même Daniel (9, 24-27). — Il fallait surtout – souligne Pascal – « que toutes ces marques arrivassent en même temps ». Ce qui s’est fait à l’époque même de Jésus-Christ.