Mar 17

Vatican II et la crise dans l’Église

Entretien avec RADIO SPADA de S. E. Mgr Carlo Maria Viganò

Mgr Vigano nous a adressé cet entretien qu’il a eu avec le site Radio Spada [1]. Cet entretien a rapidement fait le tour du monde [2].
La traduction a été faite par nos soins et revue par Mgr Vigano.

Carlo Maria Vigano

RS : Bonjour, Votre Excellence, nous vous remercions pour l’entretien que nous allons avoir. Commençons par Galleria neovaticana, le livre de Marco Tosatti dont vous avez écrit la préface. Permettez-nous de vous raconter une anecdote : quelques heures seulement après l’annonce de l’impression du livre, un profil était déjà apparu sur Twitter avec un sondage – basé uniquement sur la couverture et le titre, évidemment – demandant à quel point il était évangélique d’imprimer un livre consacré à des accusations scabreuses et à des faits pas toujours édifiants. Que répondriez-vous à cette objection ?

CMV : Je ne vois pas comment on peut soutenir qu’il existe un Vatican II prétendument orthodoxe dont personne n’a parlé pendant des années, trahi par un esprit du Concile que tout le monde a loué. L’esprit du Concile est ce qui l’anime, ce qui détermine sa nature, sa particularité, ses caractéristiques. Et si l’esprit est hétérodoxe alors que les textes conciliaires ne semblent pas être doctrinalement hérétiques, il faut l’attribuer à une astuce des conspirateurs, à la naïveté des Pères du Concile et à la connivence de ceux qui ont préféré regarder ailleurs, dès le début, plutôt que de prendre position en condamnant clairement les déviations doctrinales, morales et liturgiques.

Les premiers à être pleinement conscients de l’importance de mettre la main sur les textes conciliaires afin de pouvoir les utiliser à leurs propres fins furent les cardinaux et évêques progressistes, en particulier les Allemands et les Néerlandais, et leurs experts. Ce n’est pas un hasard s’ils ont veillé à rejeter les Schémas préparatoires préparés par le Saint-Office et ont ignoré les Desiderata de l’épiscopat mondial, y compris la condamnation des erreurs modernes, en particulier du communisme athée ; ils ont même réussi à empêcher la proclamation d’un dogme marial, le considérant comme un « obstacle » au dialogue œcuménique. La nouvelle direction de Vatican II a été rendue possible par un véritable coup de main, le rôle prépondérant du jésuite Bea et le soutien de Roncalli. Si les Schémas avaient été maintenus, rien de ce qui est sorti des Commissions n’aurait été possible, car ils étaient basés sur le modèle aristotélicien-thomiste qui ne permettait pas de formulations équivoques.

La lettre du Concile doit donc être mise en accusation car c’est d’elle que la révolution est partie. D’autre part, pouvez-vous me citer un seul cas dans l’histoire de l’Église où un concile œcuménique a été délibérément formulé de manière équivoque, de sorte que ce qu’il enseignait dans ses actes officiels était ensuite subverti et contredit dans la pratique ? Cela suffit à classer Vatican II comme un cas à part, un hapax sur lequel les spécialistes peuvent débattre entre eux, mais qui doit être résolu par l’autorité suprême de l’Église.

RS : Comment avez-vous pris conscience de cette crise ? Était-ce un processus graduel ? Un fait immédiat qui s’est développé à court terme ?

CMV : Ma prise de conscience a été progressive, et a commencé relativement tôt. Mais comprendre, ou commencer à soupçonner, que ce qui nous était présenté comme le fruit de l’inspiration du Saint-Esprit était en réalité suggéré par l’homo inimicus n’a pas suffi à faire s’effondrer ce sentiment d’obéissance subie à la Hiérarchie, même en présence de multiples preuves de la mauvaise foi et de la malveillance de certains de ses représentants. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, ce que nous avons vu prendre forme – je parle par exemple de certaines nouveautés comme la collégialité épiscopale ou l’œcuménisme ou le Novus Ordo – pouvait apparaître comme des tentatives pour répondre au désir commun de renouveau, sur la vague de la reconstruction d’après-guerre. Face au boom économique et aux grands événements politiques, l’Église semblait devoir se rajeunir d’une certaine manière, c’est du moins ce que tout le monde nous disait, à commencer par le Saint-Père. Ceux qui étaient habitués à la discipline préconciliaire, à l’obéissance à l’Autorité, à la vénération du Pontife Romain n’osaient même pas penser que ce qui nous était subrepticement montré comme un moyen de répandre la Foi et de convertir de nombreuses âmes à l’Église Catholique était en réalité un instrument, une tromperie derrière laquelle se cachait, dans l’esprit de certains, l’intention d’annuler progressivement la Foi et de laisser les âmes dans l’erreur et le péché. Presque personne n’aimait ces nouveautés, surtout pas les laïcs, mais elles nous étaient présentées comme une sorte de pénitence à accepter, en échange d’une plus grande diffusion de l’Évangile et de la renaissance morale et spirituelle d’un monde occidental prostré par la guerre et menacé par le matérialisme.

Troisième témoignage de Carlo Maria Viganò : une réponse ...Les changements radicaux ont commencé avec Paul VI, avec la réforme liturgique et l’interdiction drastique de la Messe tridentine. Je me suis senti personnellement blessé et impuissant lorsque, en tant que jeune secrétaire de la délégation apostolique de Londres, le Saint-Siège a interdit à l’association Una Voce de célébrer une seule Messe selon l’ancien Rite dans la crypte de la cathédrale de Westminster.

Sous le pontificat de Jean-Paul II, certaines des instances les plus extrêmes du Concile ont trouvé une impulsion dans le panthéon d’Assise, dans les rencontres à l’intérieur des mosquées et des synagogues, dans les demandes de pardon pour les Croisades et l’Inquisition, avec la soi-disant purification de la mémoire. La charge subversive de Dignitatis humanæ et de Nostra ætate fut évidente dans ces années-là.

Puis vint Benoît XVI et la libéralisation de la liturgie traditionnelle, jusqu’alors ostensiblement combattue, malgré les concessions papales suite aux consécrations épiscopales d’Écône. Malheureusement, les déviations œcuméniques n’ont pas cessé même avec Ratzinger, et avec elles l’idéologie conciliaire qui les justifiait. La renonciation de Benoît XVI et l’avènement de Bergoglio continuent d’ouvrir les yeux de nombreuses personnes, notamment des fidèles laïcs.

RS : Un thème distinct mais connexe est celui des protagonistes de la période conciliaire et postconciliaire. Arrêtons-nous un instant sur la figure de Ratzinger : le rôle du théologien bavarois est indéniable, bien qu’avec des nuances différentes, tant au concile Vatican II qu’après (rappelons que de 1981 à 2005 il a été Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, de 2005 à 2013 il a régné sur le Siège de Pierre, depuis 2013 il est « pape émérite »). Pour notre part, le jugement sur la portée du ratzingerisme est certainement négatif : sous son administration de la CDF, ces mêmes déviances que nous voyons maintenant « fleurir » se sont explicitement épanouies ; dès son élection au Siège de Pierre, il a retiré la tiare des armoiries papales ; il a poursuivi sur la voie de l’œcuménisme indifférentiste en renouvelant les scandaleuses célébrations d’Assise ; à Erfurt, il est allé jusqu’à affirmer que « la pensée de Luther, toute sa spiritualité était complètement christocentrique », dans le Motu proprio Summorum Pontificum il a défini la Messe de toujours et le Novus Ordo comme deux formes du même rite (alors qu’au contraire ils impliquent deux théologies totalement différentes) ; il a alors créé cet hybride improbable du « pape émérite habillé de blanc » qui – faisant abstraction des intentions que nous ne jugeons pas – semble être non seulement un dangereux malentendu, mais un rouage presque nécessaire dans la roue du dualisme qui anime la dynamique actuelle de dissolution ecclésiale. Ces quelques exemples, qui pourraient être suivis de beaucoup d’autres, sont à notre avis révélateurs du fait que Ratzinger, depuis des temps immémoriaux et bien qu’avec des rôles et des positions non identiques, se trouve de l’autre côté de la barricade. Nous avons déjà vu votre déclaration sur la « belle fable de l’herméneutique », mais aussi à d’autres occasions vous avez signalé certains aspects problématiques de la pensée de Ratzinger. Nous nous référons en particulier à une récente déclaration de votre part sur LifeSiteNews dans laquelle vous affirmiez : « Il serait cependant souhaitable que, surtout en considération du jugement divin qui l’attend, il se distancie définitivement de ces positions théologiquement erronées – je me réfère en particulier à celles de l’Introduction au Christianisme – qui sont encore aujourd’hui répandues dans les universités et les séminaires qui se targuent de se dire catholiques ». Nous vous demandons donc : si vous deviez résumer votre jugement sur la pensée du théologien bavarois, que diriez-vous à nos lecteurs ? En outre : Vous avez eu l’occasion de travailler en contact étroit avec Benoît XVI, que pouvez-vous nous dire de lui sur le plan humain ? Il ne s’agit pas – que ce soit clair – d’une question sur les aspects confidentiels, mais de la personnalité que vous avez pu connaître de près.

 

CMV : Les points que vous avez énumérés, bien qu’avec quelques nuances, me trouvent malheureusement en accord, non sans une profonde douleur. De nombreux actes de gouvernement de Benoît XVI sont conformes à l’idéologie conciliaire, dont le théologien Ratzinger a toujours été un partisan acharné et convaincu. Son approche philosophique hégélienne l’a amené à appliquer le schéma thèse-antithèse-synthèse dans la sphère catholique, en considérant par exemple les documents du Concile Vatican II (thèse) et les excès de la période postconciliaire (antithèse) composables dans la fameuse « herméneutique de la continuité » (synthèse) ; l’invention de la papauté émérite n’est pas non plus une exception, où entre être pape (thèse) et ne plus l’être (antithèse), le compromis de ne rester pape qu’en partie (synthèse) a été choisi. Le même esprit (mens) a déterminé ce qui s’est passé avec la libéralisation de la liturgie traditionnelle, placée côte à côte avec son homologue conciliaire dans le but de ne pas déplaire aux partisans de la révolution liturgique ou aux défenseurs du vénérable rite tridentin.

Le problème est donc intellectuel, idéologique : il surgit chaque fois que le théologien bavarois a voulu apporter une solution à la crise de l’Église : à chaque fois, sa formation académique influencée par la pensée de Hegel a cru pouvoir réunir les contraires. Je n’ai aucune raison de douter que Benoît XVI ait voulu, à sa manière, faire un geste de conciliation avec les exigences du traditionalisme catholique ; ni qu’il ne soit pas conscient de la situation désastreuse dans laquelle se trouve le corps ecclésial ; mais la seule façon de restaurer l’Église est de suivre l’Évangile, avec un regard surnaturel et avec la conscience que le Bien et le Mal, par décret de Dieu, ne peuvent être mis ensemble dans un juste milieu imaginaire, mais qu’ils sont et restent irréconciliables et opposés, et qu’en servant deux maîtres on finit par déplaire aux deux.

Pour ce qui est de ma connaissance directe de Benoît XVI, je peux dire que pendant les années de son pontificat, au cours desquelles j’ai servi l’Église à la Secrétairerie d’État, au Gouvernorat et comme Nonce aux États-Unis, j’ai eu l’impression qu’il s’est entouré de collaborateurs inadéquats, peu fiables, voire corrompus, qui ont largement profité de la « douceur » de son caractère et de ce que l’on pourrait considérer comme un certain syndrome de Stockholm, notamment à l’égard du cardinal Bertone et son Secrétaire particulier.

RS : Dans certains articles parus sur CatholicFamilyNews.com, a été noté que votre position sur la situation de l’Église est proche de celle de Mgr Bernard Tissier de Mallerais, l’un des quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre. La même source a rapporté une phrase de votre part selon laquelle l’archevêque Lefebvre lui-même est un confesseur exemplaire de la foi. A la lumière de la critique ferme de Vatican II et, d’autre part, de votre non-adhésion au sédévacantisme, on aimerait supposer que l’approche que vous promouvez est très proche de celle de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X. Pouvez-vous nous en parler ?

CMV : Dans de nombreuses parties du monde catholique, en particulier dans les milieux conservateurs, on entend des gens affirmer que Benoît XVI serait le vrai pape et que Bergoglio serait un antipape. Cet avis se fonde d’une part sur la conviction que sa renonciation n’est pas valide (en raison de la manière dont elle a été formulée, en raison de pressions exercées par des forces extérieures ou en raison de la distinction entre munus et ministerium papale) et d’autre part sur le fait qu’un groupe de cardinaux progressistes aurait tenté de faire élire leur propre candidat au Conclave de 2013, en violation des normes de la Constitution Apostolique Universi Dominici Gregis de Jean-Paul II. Au-delà de la plausibilité de ces arguments, qui, s’ils étaient confirmés, pourraient invalider l’élection de Bergoglio, ce problème ne pourra être résolu que par l’autorité suprême de l’Église, lorsque la Providence daignera mettre fin à cette situation de grave confusion.

RS : Parlons de l’avenir. Au cours de ces années orageuses, vous avez voulu servir l’Église avec des interventions écrites, avec des vidéos, en participant à des initiatives et avec toutes les activités que ceux qui vous suivent connaissent bien. Pour l’avenir, voyez-vous la possibilité que votre mission épiscopale prenne des formes différentes ? Pensez-vous à une activité spécifique ? Avec une présence publique plus marquée ?

CMV : Mon âge, les vicissitudes de ces dernières années et la situation de l’Église ne me permettent pas de faire des plans, comme, d’ailleurs, je n’en ai jamais fait dans toute ma vie. Je laisse la Providence disposer de moi comme elle l’entend, me montrant au fur et à mesure le chemin que je dois prendre. J’espère de tout cœur que mon témoignage, surtout en ce qui concerne la compréhension de la tromperie qui se perpétue dans l’Église, permettra aux Cardinaux, à mes frères dans l’Épiscopat et dans le Sacerdoce d’ouvrir les yeux, dans un geste d’humilité, de courage et de confiance dans la puissance de Dieu. Nous ne pouvons pas continuer à défendre la cause et l’origine de la crise actuelle simplement parce que nous ne voulons pas reconnaître que nous avons été trompés : cette obstination dans l’erreur serait un péché pire que l’erreur elle-même.

RS : Merci d’avoir répondu à nos questions : nous espérons que les occasions de discussions futures ne manqueront pas.

11 mars 2021
Feria Quinta infra Hebdomadam III in Quadragesima

[1]  — https://www.radiospada.org/2021/03/%f0%9f%94%b4-intervista-bomba-di-mons-vigano-in-esclusiva-per-radio-spada/
[2]  — https://www.radiospada.org/2021/03/lintervista-radio-spada-mons-vigano-fa-il-giro-del-mondo-e-apre-un-ampio-dibattito/