Avr 20

Les défauts du christianisme

Païen à douze ans et agnostique complet à seize, Gilbert Keith Chesterton fut troublé dans son incrédulité par la lecture de la littérature antichrétienne !

Il raconte dans Orthodoxy :

Lisant et relisant tous les exposés sur ce sujet faits par des non-chrétiens ou des anti-chrétiens, de Huxley à Bradlaugh, une lente et terrible impression grandit graduellement mais très nettement dans mon esprit, impression que le christianisme devait être une chose très extraordinaire. Car non seulement (comme je le comprenais) le christianisme avait les vices les plus flagrants, mais il avait apparemment un talent mystique pour combiner les vices qui semblaient incompatibles. Il était attaqué de toutes parts, et pour toutes sortes de raisons contradictoires. Un rationaliste n’avait pas plus tôt démontré qu’il était nettement trop à l’est qu’un autre démontrait de façon tout aussi évidente qu’il était beaucoup trop à l’ouest. J’étais à peine revenu de mon indignation devant sa forme angulaire et agressive qu’on me sollicitait à nouveau pour remarquer et condamner sa rondeur sensuelle et amollissante [1].

Chesterton donne toute une série d’exemples :

— Un manuel rationaliste prouve en son premier chapitre que le christianisme est une doctrine entièrement pessimiste, qui prive l’homme des joies de la vie et l’enferme dans des craintes morbides. Mais le second chapitre dénonce le dangereux optimisme du même christianisme, sa fallacieuse croyance à la bonté divine, son imprudent abandon à la providence, qui déresponsabilisent les êtres humains, les installant mentalement dans une sorte de nurserie peinte en rose.

— De même, le christianisme débilite les mœurs et les caractères, abolit toute virilité, transformant l’homme en un mouton résigné, incapable de résistance. Mais « je tournai la page de mon manuel agnostique, et mon cerveau se retourna en même temps ». Car à sa monstrueuse passivité, le christianisme joint une monstrueuse agressivité. Il est la source de toutes les guerres, il a inondé le monde de sang. Les mêmes auteurs qui ont dénoncé, pêle-mêle, le paradoxe évangélique de l’autre joue, la non-résistance des monastères face aux barbares, le manque de pugnacité de saint Édouard le Confesseur, le pacifisme supposé des premiers chrétiens et celui (réel) des Quakers – toutes preuves évidentes de l’avachissement physique et moral causé par le christianisme –, fustigent ensuite l’intransigeance des Pères de l’Église, l’intolérance des inquisiteurs, la violence des Croisés, la vaillance de saint Louis et la virulence des guerres de religions dont tous les crimes réunis (tant catholiques qu’hérétiques) sont à porter, bien sûr, au passif du christianisme.

— On assure que le christianisme, trop particulier, lié à une race et un tempérament propre, ne saurait convenir aux peuples d’Asie ou d’Afrique, dont la mentalité et la culture sont si différents des nôtres. Mais on soutient en même temps qu’il n’a rien de transcendant ni d’original : sa morale, en particulier, n’est guère que l’expression du bon sens universel, qu’on trouve tout aussi bien chez Confucius. Et cependant cette morale – tellement banale qu’elle ne saurait venir d’une révélation divine – est par ailleurs considérée comme complètement dépassée.

— Certains sceptiques plaident avec conviction la cause des malheureuses religieuses, cloîtrées ou non, qui sont privées des joies du foyer familial et des consolations de la maternité. Le grand crime du christianisme serait cette opposition à la famille. Mais d’autres sceptiques (un peu plus avancés) reprochent plutôt au christianisme d’avoir imposé ce joug de la famille, enchaînant les femmes à leur foyer et à leurs enfants.

— Depuis saint Paul, les femmes ont été méprisées et injustement maintenues dans un état inférieur par la hiérarchie ecclésiastique. Mais ceux-là mêmes qui portent cette accusation ne manifestent guère d’estime pour la gent féminine, lorsque leur grande raillerie contre l’Église est qu’on n’y trouve « que des femmes ».

— L’austérité du christianisme, ses jeûnes et ses abstinences, l’habit râpé et rapiécé de ses moines, le sac, la cendre et le cilice, les macérations pratiquées par les saints font aussi parti du dossier d’accusation. Cette religion est évidemment trop rigide. Mais on ne manquera pas de lui reprocher en même temps sa pompe et son triomphalisme, ses ornements de pourpre et ses calices d’or massif. Cette religion est à la fois trop terne et trop colorée.

Chesterton cite aussi cet athée qui, dans la même conversation, accusa le christianisme d’antisémitisme avant de reprocher au Christ d’être juif.

Les penseurs de la Nouvelle Droite, qui accusent le christianisme de tous les maux de la terre, fourniraient une bonne actualisation des constats de Chesterton. Mais celui-ci poursuit :

[…] Je veux maintenant être parfaitement honnête. Je n’ai pas conclu de tout cela que ces attaques contre le christianisme étaient entièrement fausses. J’ai seulement conclu que si le christianisme était faux, il l’était vraiment à l’excès. Il peut arriver que des défauts opposés affectent en même temps une même chose, mais cette chose doit être vraiment étrange et singulière. Il y a des hommes qui sont à la fois avares et prodigues, mais ils sont rares. Il y a des hommes à la fois sensuels et ascétiques, mais ils sont rares. Si vraiment il existe un être qui soit affecté de cet ensemble dément de défauts opposés – simultanément pacifiste et assoiffé de sang, outrageusement fastueux et misérablement déguenillé, austère et m’as-tu-vu, misogyne mais refuge ouvert à toutes les femmes, solennellement pessimiste et niaisement optimiste – si ce mal existait, il y aurait alors en lui quelque chose de tout à fait suprême et unique. […] A une corruption aussi exceptionnelle […] la seule explication qui me vint à l’esprit fut que le christianisme ne venait pas du tout du ciel, mais bien de l’enfer. Réellement, si Jésus de Nazareth n’était pas le Christ, il était l’Antéchrist.

C’est alors que, en un moment tranquille, une étrange pensée me frappa comme un silencieux coup de foudre. Une tout autre explication me venait soudain à l’esprit. Supposez que nous entendions décrire un inconnu par d’autres hommes. Supposez que nous soyons très intrigués d’entendre certains dire qu’il est trop petit, et d’autres qu’il est trop grand ; quelques-uns lui reprocher d’être trop gros, d’autres se plaindre de sa minceur excessive ; les uns estimer qu’il est trop brun, d’autres trop blond. Une explication serait (comme on l’a déjà dit) qu’il soit d’une forme vraiment très bizarre. Mais il y a une autre explication. Il serait comme il faut. Les hommes excessivement grands l’estimeraient petit. Les très petits l’estimeraient grand […].

Peut-être, en définitive, cette chose extraordinaire est-elle tout simplement la chose ordinaire ; tout au moins la chose normale, le centre. Peut-être, après tout, est-ce le christianisme qui est sain, et tous ses critiques qui sont fous – de différentes manières.

J’ai testé la valeur de cette idée en me demandant s’il y avait, chez quelques-uns des accusateurs, quelque chose de morbide qui puisse expliquer l’accusation. Je fus effrayé de constater que cette clé entrait dans une serrure […].

[1] — G. K. Chesterton, Orthodoxy (1907), ch. VI, The paradoxes of christianity.
Traduction française par G. Daubuis dans La Nouvelle Droite, ses pompes et ses œuvres.