Nov 9

La confession du Juif

Père Lenoir dans une tranchéeRécit d’un aumônier militaire en 1915

Jean est caporal. C’est un de mes amis les plus braves. Sa frimousse de fillette porte à peine quinze ans. Aussi pose-t-il, très sérieusement, au « paternel » envers les vieux barbons de son escouade.

Parmi ses « enfants » comme il les appelle se trouvait le fameux Youp, dont je n’ai jamais su le vrai nom : pauvre Juif, reconnaissable du plus loin qu’on apercevait son profil, sous sa capote crasseuse, dont le bleu horizon tournait au vert sale, semblant toujours demander grâce au passant, tant on l’avait accoutumé aux horions.

Youp n’était pas d’une tribu riche : jamais de colis pour lui. Et les copains, sans méchanceté, sans réflexion, se figuraient que la zone de camaraderie aux armées, si vaste pourtant, ne pouvait pas comprendre les fils d’Israël. Jean le dédommageait en lui abandonnant, sinon la meilleure, du moins la plus grosse part des paquets volumineux que, chaque quinzaine, confectionnait la maman.

Comme un beau gros chien, Youp ne le quittait plus d’une semelle, ce qui gênait parfois bien un peu le fier caporal, mais, au fond, le flattait plus encore. Et tout naturellement, à force de protections et de colis partagés. Jean avait fini par aimer le pauvre Youp.

– Vous devriez bien entreprendre sa conversion, lui dis-je un jour.

Il éclata de rire :

– Lui ! Mais il ne croit ni à Dieu ni à Diable ! Il n’est pas plus juif que chrétien ou turc. Quand, des fois, on discute entre nous sur la religion, il se met à rigoler. Et qu’est-ce que vous voulez qu’il ait une croyance ? Il n’a pas d’âme.

J’eus beau le gronder, le raisonner, rien n’y fit.

Or, l’autre jour, Jean m’est arrivé très ému et voici ce qu’il m’a conté :

J’étais, la nuit de Noël, en patrouille avec Youp et trois autres. Nous avions rencontré une patrouille allemande. On leur avait tiré dessus, et ma foi, je crois bien qu’on leur en a descendu deux ou trois. Mais ils ont amoché mon Youp ! Le pauvre type avait une balle dans le ventre. Il gémissait, que j’arrivais pas à le faire taire. J’ai dit aux deux autres de filer, et avec Marcel nous l’avons ramené.

Seulement, voilà-t-il pas qu’une mitrailleuse allemande nous aperçoit : avec les gémissements qu’il faisait, fallait s’y attendre. Heureusement qu’il y avait pas loin un trou de marmite : on s’y met tous les trois.

Alors, ce pauvre Youp me prend et me tire à lui :

– Jean, qu’il me dit, dis-moi vrai, c’est-il grave ce que j’ai là ?
– Oh ! Que je lui dis, oui et non.
– Combien de temps est-ce que j’ai encore à vivre ?

Moi, qui voyais qu’il se frappait, je lui réponds :

– Trente ans, si tu n’attrapes pas de rhume de cerveau.
– Alors, il me serre encore plus contre lui :
– Jean, blague pas, je sens que je m’en vais. Écoute, je peux pas mourir comme ça. Faut que tu me confesses.
– Alors, que je lui dis, c’est toi qui blagues ! C’est pourtant pas le moment, surtout là-dessus : tu sais bien que j’aime pas ça.

Mais pas du tout, il ne blaguait pas.

– Jean, qu’il me dit, j’ai bien réfléchi, y a que la vraie religion qui a pu te faire si bon pour moi ; je veux mourir dans cette religion-là. Faut que tu me confesses.

Ce que j’étais embêté ! Qu’est-ce que j’allais faire ?… Lui refuser ? C’était le rendre plus malade… Le confesser ? Mais je ne suis pas curé, moi !… Vrai, j’aurais mieux aimé que le capitaine m’envoie prendre la mitrailleuse qui nous tirait dessus.

Tout à coup, une idée subite.

– Mais, que je lui dis, tu peux pas te confesser, puisque tu n’es pas baptisé : ça ne compterait pas.
– Eh bien ! Alors, qu’il me répond tout de suite, baptise-moi.Père Louis Lenoir - Valise ouverte

Ça oui, je crois que je pouvais le faire n’est-ce pas ? Alors j’ai pris de l’eau qu’il y avait justement là, dans notre trou de marmite. Dame ! Je ne sais pas trop si elle était propre, vu qu’il faisait nuit : mais comme c’était pour Youp, ça ne fait rien, il n’était pas si regardant à ces choses-là, et je l’ai baptisé… C’est-il ça qu’il fallait faire, Monsieur l’aumônier ?… Oh ! oui, je sais la formule, soyez tranquille, j’ai bien appris mon catéchisme autrefois…

Mais ça ne lui a pas suffi, à ce pauvre Youp, il voulait absolument que je le confesse. Ce que j’étais embêté ! Enfin, je me suis dit qu’il valait mieux ne pas le chagriner, que je ferais semblant, et puis que je vous en parlerais après.

J’ai dit à Marcel de se boucher les oreilles, vu qu’il ne pouvait bouger, rapport à la mitrailleuse, et j’ai dit à Youp :

– Vas-y, maintenant que tu es chrétien, ça peut marcher.

Alors, il m’a sorti tout son fourbi. Ce qu’y en avait ! Je comprends que ça lui pesait sur le cœur, le pauvre type ! Je ne savais pas quoi dire après. Alors j’ai récité un Notre Père et puis je lui ai dit d’avoir bien confiance dans le bon Dieu, qui est tout ce qu’il y a de meilleur.

Ah ! ce qu’il était heureux, ce pauvre Youp ! Il m’a embrassé sur les deux joues, et je crois qu’il pleurait. Moi, je me tenais à quatre pour ne pas en faire autant.

Nous avons attendu quelque temps encore pour tromper la mitrailleuse et nous avons tout de même pu, avec Marcel, ramper jusqu’à la tranchée en traînant Youp. Mais dame, là, quand nous avons regardé le pauvre type, il était mort. Ça m’a fait un coup ! Je suis encore tout chose, comme si c’était mon frère qui était mort…

… Mais d’abord, dites, qu’est-ce qu’il faut que j’en fasse de ses péchés ?

Récit du Père Louis Lenoir S.J. (1879-1917)
Aumônier des Marsouins en 1914-1915