Juin 23

Le cocktail infernal du libéralisme

Locuste et Néron testant un poinson sur un esclavepar Joseph Lémann

Dès le principe, la Révolution s’est faite empoisonneuse, mais avec art, avec habileté ; elle a rappelé et dépassé les combinaisons d’Agrippine et de Locuste.

Refaisons, un instant, par la pensée, Rome païenne : Locuste est une fameuse empoisonneuse du temps des Césars. Elle doit d’abord faire périr l’empereur Claude, par ordre d’Agrippine. Elle est appelée au conseil ; on lui demande de mettre du génie dans ses creusets ! Un poison trop rapide rendrait manifeste le meurtre de Claude ; un poison trop lent lui donnerait le temps de se reconnaître, et de rétablir les droits de Britannicus, son fils. Locuste comprend, et trouve quelque chose de recherché en fait de poison, qui troublera la raison et n’éteindra que lentement la vie [1]. Un eunuque fait prendre à l’infortuné César le poison dans un champignon qu’il savoure avec délices : il meurt hébété !

Un an après, Locuste débarrasse Néron de Britannicus qui le gênait. Cette fois, on lui demande non un poison lent, timide, secret, comme celui qu’elle avait, avec tant de raffinement, composé pour Claude, mais un poison actif, prompt, foudroyant. Britannicus tombe raide mort à la table impériale.

Locuste eut des élèves, Néron lui permit de former des disciples, de tenir école d’empoisonnement. L’histoire, en effet, et la peinture, la représentent essayant ses venins sur de malheureux esclaves, dont les uns se tordent à ses pieds, et les autres deviennent fous [2].

Revenons à notre époque.

Qui eût jamais pensé que Locuste pût être dépassée ? La Révolution s’est chargée de ce sinistre progrès.

En effet, depuis l’apparition du christianisme dans le monde, tout a revêtu une forme plus haute, plus spiritualisée, même le mal, même l’empoisonnement. On empoisonne les esprits et les mœurs, comme autrefois on empoisonnait les corps : avec génie ! Ne dit-on pas, sous les siècles chrétiens, le poison de l’hérésie, le poison de l’erreur ? L’ombre de Locuste, assurément, hantait déjà les conciliabules du manichéisme, de l’arianisme, du calvinisme, du voltairianisme ; mais, à la date de 1789, la Révolution, s’inspirant de l’empoisonneuse et avide de la dépasser, imaginera dans l’ordre intellectuel et social quelque chose de recherché en fait de poison, qui troublera la raison et n’éteindra que lentement la vie chez les peuples chrétiens : qu’est-ce donc qu’elle imaginera ?

Le libéralisme.

En effet, pour arriver à troubler la raison chez un peuple comme celui de France et à éteindre lentement sa vie, il faut un breuvage qui soit tout à la fois poison, philtre, narcotique :

— le poison tue ;
— le philtre enivre ;
— le narcotique assoupit.

Tous ces effets réunis sont nécessaires pour venir à bout de la robuste constitution d’une nation chrétienne.

Il s’agit de tuer en elle les idées chrétiennes ; en même temps, d’enivrer les âmes généreuses ; en même temps encore, d’endormir les honnêtes gens : tout cela, du même coup. Le libéralisme sera cette habile mixture, ce terrible breuvage. Qu’on le décompose, on y trouve les trois éléments, poison, philtre, narcotique.

  • Le poison d’abord : de même qu’on rencontre, dans les champs, des plantes vénéneuses, on rencontre aussi, dans l’ordre intellectuel, des doctrines mauvaises, des opinions pernicieuses. L’Église a beau les extirper, elles reparaissent avec la facilité et la ténacité des mauvaises herbes : par exemple, la négation du péché originel ; par exemple encore, l’omnipotence de la raison au tribunal de laquelle tout doit se soumettre, la suffisance des forces humaines pour faire son chemin et la suffisance des forces sociales pour conduire les peuples. Productions vénéneuses de tous les siècles, le philosophisme du XVIIIe siècle les avait considérablement fait surgir et propagées. La Révolution n’aura qu’à se baisser pour les cueillir. Elles formeront le premier élément de son terrible breuvage.
  • Nuit du 4aout 1789 - HelmanOutre le poison, le philtre : il y a, dans le trésor des langues humaines, des mots qui ont le pouvoir d’exciter des transports, d’enivrer, de passionner, ce sont : les mots magiques de liberté, de fraternité, d’égalité. L’Évangile avait purifié ces mots, les avait expliqués, et, déposant en eux un ferment divin, les avait tellement élargis qu’ils exprimaient des idées nouvelles. Aussi longtemps qu’ils étaient demeurés rattachés à l’Évangile, ils avaient pénétré et travaillé le monde d’une façon d’autant plus sûre et salutaire qu’elle était douce, pondérée, respectueuse.

Mais voici qu’au XVIIIe siècle le philosophisme s’empare de ces mots et les explique. Aussitôt, ils perdent leur ferment divin et tournent au philtre [3]. L’Assemblée nationale dans la célèbre nuit du 4 août 1789, qui sera un enivrement sans précédent dans l’histoire des peuples, fera l’expérience de ce philtre [4]. Ils entrent donc comme deuxième élément dans le breuvage enchanteur et funeste que prépare la Révolution.

  • Le narcotique, enfin, s’y trouve comme un troisième élément. Entre tous les sentiments dont le cœur de l’homme a été doué, il en est un qui se distingue par une grande noblesse quand la vérité est son guide, mais qui devient un extrême danger lorsqu’il ne s’inspire que de lui-même : c’est le sentiment de tolérance, d’indulgence. En effet, quand elle prend pour guide la vérité, la tolérance se traduit en compassion pour les personnes, mais elle se refuse à reconnaître les erreurs : compassion pour la personne, réprobation de l’erreur, telle est l’expression de la tolérance catholique. Au contraire, lorsqu’elle ne s’inspire que d’elle-même, la tolérance, s’égarant dans la mollesse des croyances ou dans une sensibilité fausse et outrée, devient l’indulgence pour les erreurs non moins que pour les personnes, et excuse tout inconsidérément : actes de faiblesse et doctrines coupables.

L’Église avait toujours rattaché soigneusement ce sentiment à la vérité. Le philosophisme au XVIIIe siècle l’en détache. C’est alors que dans la société prennent cours des maximes comme celles-ci :
« La tolérance est mère de la paix » – « La tolérance seule a pu étancher le sang qui coulait d’un bout de l’Europe à l’autre » – « Si Dieu l’avait voulu, tous les hommes auraient la même religion, comme ils ont le même instinct moral : soyez donc tolérants» Ce système de tolérance, encouragé, propagé, sera l’opium, le narcotique dont la Révolution a besoin. Elle s’en servira pour endormir toutes les querelles religieuses, mieux encore, pour endormir, si c’est possible, les religions elles-mêmes. Une foule d’honnêtes gens, de bonnes gens, ne demanderont plus qu’à s’engourdir, à s’assoupir et à rester neutres, nonobstant les sévérités de la théologie. Troisième élément du breuvage révolutionnaire !

Et ainsi :

  • Omnipotence de la raison au tribunal de laquelle tout doit se soumettre ; suffisance des forces humaines pour faire son chemin, et suffisance des forces sociales pour conduire les peuples (poison).
  • Grands mots de liberté, d’égalité, de fraternité (philtre).
  • Sentiment de tolérance réciproque non seulement pour les personnes, mais pour les doctrines (narcotique).

Tel est le perfide breuvage qui, comme au temps de Locuste, doit troubler la raison, et n’éteindre que lentement la vie. Les uns seront enivrés, les autres assoupis, un grand nombre tués à la longue. Cette mixture recevra, dans la suite, son nom caractéristique : le libéralisme.

Extrait de Joseph Lémann (1836-1915), Les Juifs dans la Révolution française,Paris, 1889.