Juil 19

Le juriste qui fuyait la gloire : Saint Raymond de Peñafort (1175-1275)

Patron céleste des véliplanchistes, saint Raymond de Peñafort est surtout connu pour l’exploit nautique qu’il réalisa à l’âge de 95 ans, en traversant sur sa chape – qui lui servait de radeau et de voile – les 200 km qui séparent les îles Baléares du port de Barcelone. Miracle pittoresque, qui peut détourner de l’essentiel.

Les premières représentations du saint ne le montrent pas foulant les flots, mais brandissant une grosse clé en tant que grand pénitencier. Cela touche bien davantage l’essentiel de sa vie, de ses vertus et de son rôle historique.

Car Raymond est un juriste. Il en a la tournure d’esprit : intelligence plus pratique que contemplative mais claire et judicieuse, discernant d’instinct ce qui est droit ; sens aigu de l’autorité et de l’organisation. A-t-il aussi le revers de la médaille ? Laissée à elle-même, la justice devient facilement raide, hautaine, autoritaire, tatillonne. Pour édifier, elle a besoin de s’unir la miséricorde et l’humilité. Or précisément toute la vie de Raymond semble n’avoir été qu’un long effort pour mettre la science du Droit au service de la miséricorde, et pour échapper aux honneurs qu’elle lui valait.

Le décor

Deux cités, en Espagne et en Italie, furent les pôles de sa vie :

  • Barcelone, capitale de sa Catalogne natale. Il y vint faire ses premières études, s’y attarda, s’y réfugia plus tard ; il y passa l’essentiel de sa vie religieuse, y mourut, y est enterré. Ce fut sa ville de prédilection.
  • Bologne, capitale du Droit, fut sa rivale. Au 13e siècle, Paris excelle en théologie, Bologne dans l’enseignement du Droit (tant civil qu’ecclésiastique). Tout juriste y est attiré comme par un aimant. La Providence y attend Raymond. Ce sera, pour lui, la ville des grands tournants.

Bologne (1211-1219)

Il résista longtemps à l’attrait. Formé depuis son enfance à l’école cathédrale de Barcelone, c’est seulement en 1211 qu’il prend le chemin de l’Université italienne. Il y fait alors trois rencontres capitales :

  • 1211: En route, au sanctuaire de Notre-Dame d’Albezat, il est témoin d’un miracle : un jeune homme retrouve miraculeusement les mains et les pieds que ses ennemis avaient coupés. Raymond, très impressionné, peut palper les cicatrices (la guérison est progressive). En route vers la cité du Droit, il a rencontré la Mère de miséricorde !
  • 1217: Bologne reçoit le bienheureux Réginald, venu fonder un couvent dominicain. En 1219, saint Dominique lui-même y vient (il y mourra deux ans plus tard, le 6 août 1221). Raymond les rencontre, car cette fondation a un retentissement énorme. Voilà le germe de la vocation dominicaine.
  • 1219: Raymond est acculé par celle qu’il fuira pendant toute sa vie : la gloire. En quelques années, il est devenu un maître réputé. Or l’évêque de Barcelone, de passage à Bologne, l’invite à rejoindre les chanoines de son diocèse d’origine. Le recteur de l’Université veut le retenir, mais plus il en fait, plus Raymond se sent poussé à abandonner les honneurs académiques pour vivre dans la prière. C’est sa première retraite vers Barcelone.

Barcelone (1219-1228)

La gloire l’y poursuit. Il est de plus en plus fréquemment sollicité comme arbitre, même par les chanoines. Comment fuir ces honneurs ?

Il se trouve que les dominicains sont également arrivés à Barcelone. N’est-ce pas un signe de la Providence ? Le Vendredi saint 1223, Raymond vient se prosterner les bras en croix dans leur église pour solliciter son admission. Il demande une pénitence pour tous les péchés qu’il a commis dans le siècle. On lui donne celle de rédiger une Summa de pœnitentia (Somme sur la confession et les cas de conscience). Déjà réputé comme confesseur, Raymond deviendra, par cet ouvrage, le directeur de conscience de toute la chrétienté des 13e et 14e siècles.

Il semble alors que la Reine de miséricorde elle-même vienne consulter l’homme du Droit ! Pour demander un ordre spécialement voué à la délivrance des chrétiens captifs des musulmans, Notre-Dame de la Merci se manifeste durant la même nuit à trois hommes : Pierre Nolasque – déjà pénitent de Raymond –, qui sera le supérieur ; Jacques 1er (roi d’Aragon), le soutien temporel ; Raymond, le juriste de l’entreprise ; c’est lui qui rédige les constitutions (très proches de celles des Prêcheurs), et se charge de les faire approuver par le pape.

Au service du pape (1228-1235)

S’il est louable de délivrer individuellement les chrétiens, comment ne pas vouloir libérer l’Espagne elle-même ? Dans ce but, le légat du pape, Jean d’Abbeville, requiert l’aide de Raymond pour réconcilier les rois de Léon et de Castille face à l’ennemi commun. De retour à Rome, il parle au pape du dominicain qui l’a aidé. En 1229, Raymond reçoit mission d’aller prêcher dans les provinces d’Arles et Narbonne pour recruter des croisés. L’aide des chevaliers français sera décisive pour la reconquête de Majorque.

En 1231, Grégoire IX appelle Raymond à Rome comme chapelain et pénitencier. Raymond doit donc confesser le pape (à plusieurs reprises il lui donne la pénitence d’accélérer le traitement des plaintes des pauvres), mais aussi tous les grands pécheurs qui viennent chercher à Rome le pardon d’un crime dont l’absolution est réservée au pape. Il résout les cas de conscience soumis au Saint-Siège. Et il est en même temps chargé d’un travail gigantesque : mettre à jour le droit de l’Église en éditant un recueil unique des décrets pontificaux, réduits chacun à l’essentiel et classés par ordre logique. Ces Décrétales, que Grégoire IX sanctionne de son autorité, annoncent le Code de Droit canonique que saint Pie X entreprendra.

Fort maladroitement, le pape croit récompenser Raymond en le nommant évêque. Il en tombe malade. Les médecins sont formels : seul le retour au calme et à l’air natal, dans son couvent dominicain, pourra le guérir. Grégoire IX s’y résigne en soulignant : Cet homme s’en va comme il est venu, aussi pauvre, aussi modeste. Il n’emporte ni or, ni dignités. C’est sa 2e retraite vers Barcelone. Il semble revivre dès qu’il y débarque et, comme pour manifester sa joie, opère un miracle (il ressuscite un mort juste le temps de l’entendre en confession). Puis il s’enferme, autant que possible, dans  le silence, la prière et l’obscurité de son couvent Santa-Catalina.

A la tête des Prêcheurs (1238-1240)

Mais en 1238, un message arrive de Bologne : le chapitre général des dominicains s’y est réuni pour élire un nouveau maître de l’Ordre. Raymond, qui n’y était pas, a reçu l’unanimité des suffrages dès le 1er tour (sur suggestion de saint Albert le Grand). Consterné, il part pour Bologne prier sur la tombe de saint Dominique, et entame la visite des provinces de l’Ordre. En bon juriste, il entreprend une nouvelle rédaction des Constitutions, selon un plan plus systématique et cohérent (il estime qu’un point de règle bien clair et bien placé est déjà à moitié pratiqué). Une autre idée le hante : s’il est bon de délivrer les captifs et l’Espagne du joug musulman, ne faut-il pas aussi libérer les musulmans eux-mêmes ? Il demande à saint Thomas d’Aquin de travailler en ce sens (c’est l’origine de sa Summa contra Gentes), il envoie des missionnaires en Espagne musulmane et en Afrique du Nord, il pousse les dominicains à apprendre l’arabe, fondant des collèges spéciaux dans ce but, en Espagne et à Tunis. Ces efforts portent d’ailleurs des fruits assez encourageants.

Mais en juin 1240, le 20e chapitre général se tient de nouveau à Bologne, la ville fatidique. A la stupéfaction générale, Raymond demande à être déposé. Lui qui vivra presque centenaire se déclare vieux, infirme, relâché, incapable de poursuivre sa tâche (il a 65 ans). Il supplie qu’on le laisse, par charité, mourir dans son couvent Santa-Catalina. Dans un mouvement de compassion et de faiblesse (qui leur sera fermement reproché par le chapitre suivant), les délégués acceptent. C’est la 3e retraite de Raymond vers Barcelone.

La traversée miraculeuse (1271)

Jacques 1er d’Aragon entretient depuis son enfance un rapport presque superstitieux avec l’ordre dominicain : son père a été tué à la bataille de Muret (1213), où il combattait Simon de Montfort. Or la victoire de ce dernier est due aux prières de saint Dominique. Par contrecoup, Jacques 1er tiendra toujours à voir ses efforts guerriers soutenus par la prière de Raymond. Il l’a associé à la préparation de la prise de Majorque (1229) puis de Valence (1236). Il l’appelle à ses côtés. Mais, sur l’île de Majorque, il veut aussi son amante et refuse de s’en séparer, malgré les adjurations du saint. Comme celui-ci menace de quitter l’île afin de ne pas cautionner un tel scandale, le roi fait interdire à tous les bateliers de le transporter. Raymond n’a plus qu’à utiliser sa chape et son bâton (qui lui sert de mât) pour effectuer sa dernière retraite vers Barcelone. Impressionné, le roi se décide à changer de vie. Il viendra d’ailleurs assister aux derniers instants du saint pour recevoir une ultime bénédiction. Raymond, qui a fui la gloire pendant toute sa vie, meurt ainsi le 6 janvier 1275 dans son couvent Santa-Catalina, entouré des rois de Castille et d’Aragon. Il a 99 ans et laisse l’image d’un religieux particulièrement austère (un seul repas par jour, une sanglante discipline chaque nuit, confession quotidienne, don des larmes).

Patron des canonistes, il peut être utilement invoqué par tous les juristes, par ceux qui, plongés dans l’agitation du siècle, aspirent à l’oraison (« L’oraison était sa nourriture, et si pour y vaquer le temps lui faisait défaut, il savait le dérober, furabatur » note le P. Cormier) ; par tous ceux qui veulent mieux profiter de leurs confessions (la liturgie l’invoque comme un ministre insigne du sacrement de pénitence) ; par ceux enfin qui ont du mal à concilier les exigences de la justice avec celles de la miséricorde.

On peut également le prier pour la conversion des musulmans et pour les vocations dominicaines. — Fête : le 23 janvier.

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