Les seize conseils de Saint Thomas pour acquérir le trésor de la science

Saint Thomas d'Aquin

Les anciens catalogues ne parlent pas de cette lettre de saint Thomas. Mais une cinquantaine d’années après la mort de saint Thomas, le bienheureux Venturin de Bergame les mentionne dans une lettre au frère Eginolf de Ehenheim, sous le titre : « Exhortations de saint Thomas d’Aquin aux jeunes gens de bonne volonté concernant l’étude ». L’authenticité de cette lettre est donc très vraisemblable, d’autant qu’elle est très belle et tout à fait digne de saint Thomas.
Nous en donnons une traduction avec de brefs commentaires, à l’intention de ceux qui veulent étudier dans l’esprit de saint Thomas d’Aquin.
On trouve le texte latin dans les Opuscula Theologica, vol. 1, Turin/Rome, éd. Marietti, 1975, p. 451.

Tu m’as demandé, Jean, frère très cher dans le Christ, comment tu dois étudier pour acquérir le trésor de la science. Voici, à cet égard, le conseil que je te donne [1].

1 —       Entre dans la mer par les petits ruisseaux, non d’un trait : car c’est par le plus facile qu’il convient d’arriver au plus difficile [2].

Ne cherchez point tout d’abord à résoudre les grandes difficultés, mais avancez-vous, degré par degré, dans la connaissance de la vérité. L’intelligence que vous commencerez à acquérir des questions plus simples vous facilitera peu à peu la pleine compréhension des problèmes les plus difficiles.

Fidèle à ce principe, saint Thomas d’Aquin voulut écrire une Somme théologique à l’usage des débutants, évitant les questions inutiles et suivant l’ordre requis par le sujet traité (voir le prologue de la Somme). La lecture et l’étude de la Somme théologique est très formatrice pour l’esprit : à chaque instant, saint Thomas rattache les questions traitées aux premiers principes [3].

2 —       Je veux que tu sois lent à parler, lent à te rendre là où l’on parle [4].

Ne vous hâtez pas de dire à autrui vos pensées ; ne cherchez pas à faire parade de ce que vous avez pu apprendre.

Parlez peu ; ne répondez jamais avec précipitation. En toute occasion, prenez le temps nécessaire pour former votre jugement. Soyez des derniers à élever la voix.

Fuyez les conversations inutiles, où la perte la plus ordinaire est celle du temps et de l’esprit de dévotion.

Là encore saint Thomas d’Aquin fut le premier à donner l’exemple : il fut très taciturne pendant sa vie d’étudiant, ce qui lui valut de la part des autres étudiants le surnom de « grand bœuf muet de Sicile ». Mais leur professeur, saint Albert le Grand, ayant reconnu le talent de saint Thomas, dit à ces étudiants : « Sachez qu’un jour les mugissements de ce bœuf s’entendront par toute la terre. »

3 —       Garde la pureté de conscience.

4 —       Ne cesse pas de te livrer à la prière.

5 —       Fréquente avec amour la cellule, si tu veux être introduit dans le cellier à vin [5].

Conservez avec soin en toute chose la pureté de conscience ; ne faites jamais rien qui puisse la ternir, ou seulement vous rendre moins agréable aux yeux de Dieu. Dieu, en effet, se révèle aux humbles. Et il éclaire par les dons du Saint-Esprit (dons de science, de sagesse, d’intelligence) ceux qui gardent leur âme pure et se livrent à la prière.

Que votre prière soit continuelle. Aimez à vous cacher pour donner à la lecture ou à la méditation tout le temps que vous emploieriez à vous entretenir avec les créatures. Vous ne serez admis dans le secret de l’Époux, que si vous savez converser avec lui cœur à cœur dans le secret de votre âme.

Les Anciens désignaient ainsi les quatre échelons de « l’échelle du Paradis » : Lecture, méditation, prière, contemplation. Prenons les moyens (silence, solitude) de nous livrer assiduement aux trois premiers échelons, et Dieu nous introduira dans la contemplation.

6 —       Montre-toi aimable envers tous.

7 —       Ne sois pas trop familier avec personne, car l’excès de familiarité engendre le mépris et fournit l’occasion de s’arracher à l’étude [6].

Que la solitude, cependant, ne vous rende jamais difficile ou fâcheux. Soyez en paix avec tous, avec Dieu, avec vous-même, avec le prochain. Cette paix facilite l’étude.

Montrez-vous toujours doux et affable envers tous, sans vous familiariser avec personne. La familiarité, en effet, est ordinairement suivie du mépris, et elle distrait forcément de l’application à l’étude. Les « amitiés particulières », en occupant votre cœur, vous feront perdre beaucoup de temps, sans parler des inconvénients pour votre vie spirituelle.

8 —       Ne t’inquiète pas des actions d’autrui.

9 —       Ne te mêle pas de paroles ou des actes des séculiers.

10 —  Fuis par dessus tout les démarches inutiles [7].

Laissez à chacun le soin de ce qui le regarde. Ne vous inquiétez pas de ce qui se fait ou se dit dans le monde. Il vous importe par-dessus tout de fuir les courses et les visites inutiles.

Prenez garde au temps perdu à lire les magazines et les journaux, à regarder la télévision, à écouter la radio, à « travailler » avec votre ordinateur, à téléphoner, etc. Faites-vous un emploi du temps pour éviter ces pertes de temps et pour vous discipliner.

11 —  Imite la conduite des saints et des gens de bien [8].

Il vous importe surtout d’avoir des Maîtres, dans l’étude comme pour la pratique de la vertu. Si vous ne pouvez avoir un bon professeur qui vous guide dans vos études, lisez de bons auteurs, en premier lieu saint Thomas d’Aquin.

En vous proposant comme modèle la vie et les actions des saints, efforcez-vous de marcher sur leurs traces, autant du moins que la grâce de Dieu vous le permettra, et humiliez-vous, si vous ne pouvez atteindre à leur perfection.

12 —  Ne regarde pas à celui qui parle, mais tout ce que tu entends de bon, confie-le à ta mémoire [9].

Gravez pour toujours dans votre mémoire tout ce que vous pouvez entendre de bon, quel que soit d’ailleurs celui qui vous l’apprenne. Travaillez chaque jour à enrichir votre esprit de toutes les connaissances qui peuvent servir à la pratique des vertus.

La vérité est « catholique », c’est-à-dire universelle : tout ce qui est vrai et bon est à nous, c’est là le sain œcuménisme.

13 —  Ce que tu lis et entends, fais en sorte de le comprendre.

14 —  Assure-toi de tes doutes.

15 —  Et fais effort pour ranger tout ce que tu pourras dans le trésor de l’esprit, comme on remplit un vase [10].

Voici trois bons conseils pour bien exercer votre mémoire :

Ne vous contentez pas de concevoir superficiellement ce que vous lisez ou ce que vous entendez, mais tâchez d’en pénétrer et d’en approfondir tout le sens.

Ne laissez jamais votre esprit dans le doute sur des choses que vous pourriez savoir avec certitude. Sachez poser des questions.

Enfin, il importe de ranger dans votre esprit avec soin ce que vous apprenez, et pour cela d’éviter la précipitation et la confusion dans vos études. Chi va piano, va sano. « Tête bien faite vaut mieux que tête bien pleine. »

16 —  Ne cherche pas ce qui te dépasse [11].

Dieu n’élève pas tous ceux qui étudient au même degré d’intelligence. Contentez-vous des talents qu’il vous donne.

Ne cherchez pas à pénétrer ce qui sera toujours au-dessus de vous.

Suivant cette marche, tu porteras et produiras, tout le temps de ta vie, des feuilles et des fruits utiles dans la vigne du Seigneur des Armées. Si tu t’attaches à ces conseils, tu pourras atteindre ce que tu désires [12].

Si vous suivez exactement ces conseils, n’en doutez pas, vous arriverez un jour selon vos désirs à la possession de la sagesse. Et vous pourrez à votre tour en faire profiter les autres. « Quam sine fictione didicisti, sine invidia communico (Je communique, sans la garder par jalousie, cette sagesse que j’ai apprise dans la droiture de mon cœur) » (Sg 7, 13 ; appliqué par la liturgie à saint Thomas d’Aquin).

[1] — Ut per rivulos, non statim, in mare eligas introire : quia per faciliora ad difficiliora oportet devenire. Hæc est ergo monitio mea, et instructio tua.

[2] — Quia quaesivisti a me, in Christo mihi carissime Joannes qualiter te studere oporteat in thesauro scientiae acquirendo, tale a me tibi super hoc traditur consilium.

[3] — Toutefois la lecture de la Somme théologique n’est profitable qu’à ceux qui connaissent les principes de la foi (le catéchisme) et qui ont déjà quelque notion de philosophie réaliste.

[4] — Tardiloquum te esse jubeo et tarde ad locutorium accedentem.

[5] — Conscientiæ puritatem amplectere. Orationi vacare non desinas. Cellam frequenter diligas, si vis in Cellam vinariam introduci.

[6] — Omnibus te amabilem exhibe. Nemini te multum familiarem ostendas, quia nimia familiaritas parit contemptum, et subtractionis a studio materiam subministrat.

[7] — Nihil quære penitus de factis aliorum. De verbis et factis secularium nullatenus te intromittas. Discursus super omnia fugias.

[8] — Sanctorum et bonorum imitari vestigia non omittas.

[9] — Non respicias a quo audias, sed quidquid boni dicatur, memoria recommenda.

[10] — Ea quæ legis et audis, fac ut intelligas. De dubiis te certifica. Et quidquid poteris, in armariolo mentis reponere satage, sicut cupiens vas implere.

[11] — Altiora te ne quæsieris.

[12] — Illa sequens vestigia, frondes et fructus in vinea Domini Sabaoth utiles, quamdiu vitam habueris, proferes et produces. Haec si sectatus fueris, ad id attingere poteris, quod affectas.