Juil 19

L’ange de l’apocalypse : Saint Vincent Ferrier (1350-1419)

Apocalyptique : c’est le mot qui résume la mission très particulière que Frère Vincent Ferrier reçoit du Seigneur Jésus le 3 octobre 1398 – date-charnière où sa vie bascule. Mais Vincent est prêt. Âgé de 48 ans, il aborde le troisième tiers de sa vie avec, déjà, la réputation d’un saint religieux, savant théologien et grand prédicateur, doté du don des miracles.

  • Un saint religieux : Né à Valence dans une pieuse famille de huit enfants (un de ses frères deviendra général des Chartreux), entré à 17 ans au couvent dominicain de Valence, Vincent y a toujours montré une régularité, une piété et une humilité édifiantes, comme à Barcelone, Valladolid, Toulouse, Avignon, où l’obéissance l’a ensuite assigné.
  • Un savant théologien: Communément nommé Maître Vincent, car il a conquis le titre prestigieux (et le bonnet noir) de docteur en théologie, Vincent a aussi beaucoup travaillé la logique. Il a réfuté Guillaume d’Occam en quelques travaux magistraux. Il possède parfaitement l’hébreu, étudié au Studium arabicum et hebraïcum de Barcelone (fondé par saint Raymond).
  • Un grand prédicateur: Encore simple diacre, Vincent a prêché avec des fruits étonnants : renouvellements de ferveur, conversions en masse, réconciliations. Ordonné prêtre en 1378, il a continué de plus belle.
  • Le don des miracles semble lui avoir été accordé dès son berceau. A Valence, cela n’étonne plus personne, mais lorsqu’à Barcelone, soumise à la famine depuis plusieurs mois (en 1375), le Prieur entend ce jeune diacre annoncer à la foule que deux vaisseaux de blé arriveront le soir même, il en éprouve une forte irritation, et lui intime l’ordre de s’abstenir désormais de ce genre de singularités. Les vaisseaux arrivent pourtant. Quelques jours plus tard, un des maçons occupés à bâtir la prison de la ville tombe de l’échafaudage, appelant à l’aide Fray Vicente en train de passer. – Attends un instant, répond celui-ci, que j’aille demander la permission. Docile, l’ouvrier interrompt sa chute, et reste en l’air, le temps que Vincent revienne le sauver.

Le grand schisme : Avignon (1395-1399)

Apocalyptique ? C’est l’époque, d’abord, qui l’est. Guerre de cent ans (depuis 1336), peste noire (depuis 1348), schisme d’Occident (depuis 1378) : tous les fléaux semblent réunis pour ravager la Chrétienté. Si ce n’est pas la fin du monde, c’en est au moins la préfiguration !

Vincent voit les ravages de la peste (la province dominicaine d’Aragon a perdu, au chevet des malades, 512 religieux sur 640), mais il souffre surtout de la décomposition religieuse et sociale entraînée par le grand schisme. Convaincu de la légitimité du pape d’Avignon (que les historiens considèrent au contraire comme l’antipape), il entraîne en ce sens bon nombre d’hésitants, tout en reconnaissant qu’il y a dans chaque camp de bons catholiques, ainsi que des saints et même des miracles. Pour résoudre la crise, il prône la démission simultanée des deux pontifes. Dans cet espoir, il accepte de devenir confesseur de Pedro de Luna (Benoît XIII). Mais celui-ci, dominateur et entêté, se sert du prestige de Maître Vincent pour consolider son autorité, sans vouloir rien entendre. Lorsque Vincent voit le schisme se muer en lutte armée, et les cardinaux en chefs de guerre, il quitte le palais pontifical. Épuisé, malade, découragé, il se retire au couvent d’Avignon, et, alité, se prépare à la mort.

La mission (Avignon, 3 octobre 1398)

Vincent est agonisant lorsque, dans la nuit du 3 au 4 octobre, Notre-Seigneur lui apparaît, entouré de saint Dominique et saint François. Il lui ordonne d’aller prêcher le Jugement dernier, ajoutant (de façon un peu sibylline) qu’il attendrait les résultats de cette prédication avant la venue de l’Antéchrist. Pour le guérir, il lui touche la joue en disant : Lève-toi, cher Vincent. La marque des doigts de la main de Jésus-Christ apparaîtra parfois sur le visage du saint, comme un sceau authentifiant sa prédication. Benoît XIII emploie tous les moyens pour le retenir, veut le créer cardinal, mais finit par le laisser partir en 1399. Commencent alors vingt ans de prédication itinérante :

  • 1399-1405: Les pays alpestres : Dauphiné (1400) Piémont, vallées vaudoises (1401-1403), Genève (décembre 1403) Fribourg (mars 1404), Lyon.
  • 1405-1407: Italie (région de Gênes, et jusqu’à Padoue).
  • 1408-1415: Espagne, avec des missions en Provence et Languedoc.
  • 1416-1419: France. Vincent rencontre à Besançon sainte Colette (juillet 1417), qui lui annonce qu’il mourra en France, dans moins de deux ans. Tous deux ont décidé d’abandonner l’obstiné Benoît XIII et écrivent une lettre commune au concile de Constance, prédisant la fin du schisme (ce sera l’élection de Martin V, le 11 novembre 1417). Vincent évangélise la Normandie et la Bretagne (1418) et meurt à Vannes, où repose son corps (5 avril 1419).

Pendant vingt ans, jusqu’à sa mort, Vincent suit tous les jours le même emploi du temps. Levé à 2 h., il prie quatre ou cinq heures avant de se confesser et de célébrer en plein air, sur une estrade (nulle église n’est assez grande pour contenir les foules), une messe solennelle servie et chantée par les prêtres qui l’accompagnent (il tient beaucoup à cette messe solennelle quotidienne, considérant la splendeur du culte divin comme la première des prédications). Il prêche ensuite plusieurs heures de suite, puis guérit les malades. Il prend vers midi son unique repas, se recueille une heure et consacre l’après-midi aux déplacements ou à l’apostolat. Le soir, il prie encore et étudie, préparant ses prédications (nourries de la liturgie et de la Somme théologique, mais adaptées aux circonstances et à l’auditoire prévu). Il se couche généralement tôt.

Une prédication multi-miraculeuse

Sa prédication tient du miracle : les Bretons sont stupéfaits de voir ce vieillard faible et voûté, qui ne marche qu’à grand peine, se métamorphoser dans la chaire où on l’a hissé. L’ardeur transfigure son allure, son regard et son geste. Sa voix retentit comme une trompette, et des milliers d’hommes, subjugués, l’écoutent pendant 3, 4 ou 5 heures, sans voir le temps passer. Après l’avoir entendu, on voulait l’entendre de nouveau, note un témoin. Il joue de tous les registres. A Toulouse, en 1416, un sermon sur la justice divine jette la foule visage contre terre, prosternée, criant miséricorde, sur toute la place et dans les rues environnantes. A Vicq, troublé par la discorde, les chefs des partis viennent tout à coup s’embrasser au pied de la chaire. A Besançon, selon une chronique locale, il faisait trembler tout son auditoire dès le commencement et le terrassait à la fin ; on percevait pleurs et gémissements pendant tout le sermon. Mais en d’autres occasions, il répand une suavité indéfinissable, une allégresse toute angélique qui demeure dans les cœurs. Ailleurs, il devient satirique, presque caustique, pour dénoncer les différents vices. Lorsqu’il prêche la Passion (6 heures durant, à Toulouse, à 30 000 personnes), il est le premier à fondre en larmes.

Employant toujours sa langue natale, il est compris par tous, en Bretagne comme en Italie. Tous profitent de sa prédication : les théologiens sont subitement éclairés sur des questions qu’ils étudiaient depuis des décennies, tandis que les plus ignorants apprennent le signe de la croix et le Pater.

Comme une armée en marche

Sitôt l’apostolat achevé en un bourg, Vincent en gagne un autre, accompagné de confesseurs, musiciens (pour la liturgie), notaires (pour les contrats de pacification) et de milliers de pénitents, qui le suivent quelques jours, quelques mois, voire plusieurs années. Hommes d’un côté, femmes de l’autre, ils sont vêtus aux couleurs dominicaines, prient à heure fixe, écoutent des instructions, chantent des cantiques. A l’entrée des bourgs, ils se flagellent les épaules. Beaucoup de jeunes s’arrêtent définitivement dans un couvent rencontré sur la route (plusieurs à la grande Chartreuse, que dirige le frère de Vincent). Les populations, qui pourraient craindre l’arrivée de cette foule vivant uniquement de mendicité, sont édifiées par l’ordre qui y règne. Vincent veille de très près à ce que ne s’y mêle ni parasite ni trublion.

Dans les synagogues

Chaque pays reçoit des grâces propres : conversion des hérétiques dans les vallées alpestres (le démon, déguisé en vieil ermite, vient y prêcher contre Vincent) ; réconciliations en Italie ; évangélisation des masses (très ignorantes) en Bretagne ; abjuration des infidèles (juifs et musulmans) en Espagne.

En 1407, le roi de Grenade, Mahomet IX, invite Vincent dans son royaume. Trois prédications suffisent pour que 8000 Maures demandent le baptême. Le roi lui-même hésite, mais on le menace d’une révolution si Vincent s’attarde. Le roi le congédie. Les conversions continuent, mais en terre chrétienne.

Vincent mène au baptême deux rabbins célèbres : Salomon ha-Lévi (qui sera évêque sous le nom de Paul de Sainte-Marie), et Joshua ha-Lorqui (qui devient le frère Jérôme de Sainte-Foi). A Tolède en 1408, et à Salamanque en 1412, il pénètre dans la synagogue crucifix à la main et convainc les juifs de la transformer en église. A Valladolid, en 1411, il prêche tout un mois aux juifs. En plusieurs villes, il convertit toute la communauté ; à Perpignan (1415), 4 rabbins et 60 familles. Un chroniqueur juif de l’époque affirme que la désolation fut portée chez nous par un rasé dont le nom était Fr. Vincent Ferrier, par lequel plus de 200 000 juifs laissèrent leur foi. (C’est l’estimation haute ; estimation basse : « seulement » 70 000). Conversions généralement sincères et durables. Dans une Espagne dominée par la communauté juive, elles apportèrent du sang neuf à l’Église et une très grande vitalité (beaucoup des grands noms de l’âge d’or espagnol viennent de cette vague de conversions).

L’ange de l’Apocalypse

Je vis un autre ange, volant au milieu du ciel. Il disait d’une voix forte : Craignez Dieu et donnez-lui gloire, car l’heure de son jugement arrive. A Salamanque, en février 1412, Vincent affirme publiquement qu’il est cet ange annoncé par l’Apocalypse (ch. 14). Un murmure dubitatif parcourt la foule. – Qu’on m’amène un mort ! lance-t-il. Interpellée par lui, la défunte se redresse et lance d’une voix forte : Oui, père, vous êtes cet ange, avant de retomber morte.

Prêchant le Jugement dernier, miracles à l’appui (au moins 3000), accomplissant la conversion des juifs qui en est le signe annonciateur, Vincent a fait pour le monde entier ce que Jonas avait fait pour Ninive : annoncer le châtiment pour obtenir qu’il soit écarté. Il a préparé un renouveau de la Chrétienté.

Il reste un modèle de prédicateur, un intercesseur pour la conversion des juifs et des musulmans, un maître de vie spirituelle. — Fête : le 5 avril.

Télécharger : Saint Vincent Ferrier