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Apparition de Jésus à sa très sainte Mère

Fra Angelico - la Résurrectionpar le frère Th.-M. Thiriet O.P.

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A la demande du pape Urbain IV, saint Thomas d’Aquin, alors à l’apogée de son génie, composa sur les quatre Évangiles une chaîne formée des textes des pères grecs et latins, qui reçut bientôt le nom de Catena aurea, Chaîne d’or [1]. Ce travail a servi de base au livre du père Thiriet dont nous donnons ici un extrait.

Nous ne voyons pas la Vierge Marie parmi les femmes qui vont au sépulcre. Celle qui avait enveloppé de langes les membres de Jésus Enfant n’a point la pensée de couvrir d’aromates le corps de son Fils qui est au tombeau. Pendant que les autres sont si empressées, Marie paraît s’abstenir. Est-ce de l’indifférence ? Elle aimait plus que toutes les au­tres. L’amour qu’elle avait pour son Fils surpassait tout l’amour que les autres avaient pour le Sauveur.

Avait-elle été brisée par les émotions des jours précédents ? Celle qui était demeurée debout sur le Calvaire et qui avait assisté sans défaillir à la mort de son Fils, ne pouvait pas, ensuite, se laisser écraser par sa douleur.

Elle ne porta point de parfums, parce qu’elle savait que le corps de son Fils était protégé contre la corruption, par un parfum plus puissant que tous les aromates de l’Arabie : elle savait que ce corps uni hypostatiquement au Verbe de Dieu était incorruptible. L’empressement des saintes femmes était donc une preuve de l’infériorité de leur foi : le calme de la Vierge Marie était une preuve de la perfection de sa foi.

Savait-elle qu’il devait ressusciter ? Plusieurs Pères l’ont pensé. Si Dieu, pour augmenter le mérite de la Vierge, la laissa dans l’ignorance à ce sujet, avec certitude elle sut que Dieu n’abandonnerait pas à la corruption celui qui était le Saint par excellence. Et c’est pourquoi, dans l’immense douleur que lui causait la privation de son Fils, elle était calme. Elle aimait son Fils pour lui-même plutôt que pour elle-même, et elle consentait à tous les mystères qui s’accomplissaient. Sa foi, son espérance, son amour l’élevaient bien au-dessus des femmes qui allaient au tombeau porter leurs services à Jésus. Marie semblait attendre Jésus : et, en l’attendant, elle lui rendait plus de gloire que celles qui le cherchaient.

Et voilà que tout à coup, son Fils apparaît devant elle, tout rayonnant de gloire.

Pourquoi les évangélistes n’en ont-ils pas parlé ?

Car c’est une croyance pour ainsi dire universelle dans l’Église que la première apparition de Jésus ressuscité fut pour sa mère. Pourquoi les évangélistes n’en ont-ils pas parlé ?

J’ai entendu un homme très sage me faire cette réponse, dit Eadmer : on ne trouve dans l’Évangile rien d’inutile. Or, si un évangéliste avait voulu raconter cette visite de Jésus à sa mère, au jour de sa résurrection, il aurait fait un récit inutile ; et, en racontant cette apparition comme celles qui furent faites aux autres personnes, il aurait mis la Vierge Marie sur le même pied que celles-ci [2].

Avant toute initiation des anges, dit Georges de Nicomédie, la Vierge Mère fut admise à contempler les mystères de son Fils… Il était juste que celle par qui nous venaient toutes nos joies fût admise à goûter les prémices de ces joies ; que celle à qui avait été confié le dépôt des mystères cachés, qui avait été associée aux souffrances de son Fils, goûtât avant tous les autres les joies qu’il apportait au monde [3].

Si les évangélistes n’en ont point parlé, c’est parce que cette apparition appartient à cet ordre de choses qui doivent être dérobées à l’œil humain, et qui doivent être devinées plutôt que racontées.

Sedulius est le premier qui l’affirme avec netteté :

C’est par elle qu’il était venu sur terre : c’est par elle qu’il y revient [4].

Les joies de Marie

Combien grandes furent les joies de Marie revoyant son Fils ! Elle avait souffert dans une mesure extraordinaire : il semble que ses souffrances n’aient eu pour but que de préparer ses joies.

Jésus lui apparaît, dit Albert le Grand, non pour lui apprendre sa résurrection, mais pour remplir son cœur de joie.

Elle avait vu l’être le plus doux, le plus juste, le plus saint, en butte aux humiliations et aux souffrances les plus cruelles. Elle avait vu celui qu’elle aimait d’un amour infini, condamné par ceux à qui il avait apporté la vérité et le salut. Elle avait vu celui qui était le Fils de Dieu, comme abandonné par son Père. Toutes ces souffrances étaient de nature à la déconcerter, à la troubler, à l’irriter. Il y a des cœurs qui, visités par de grandes douleurs, en demeurent tout écrasés, et qui, à cause de ce qu’ils ont souffert, ne croient plus au bonheur, doutent même de la justice et de la bonté de Dieu, et qui demeurent en défiance à l’égard de toute joie qui leur survient.

Marie avait supporté toutes les souffrances qu’elle avait rencontrées sur le calvaire avec courage, avec une entière soumission à Dieu, avec le sentiment des droits de Dieu, des exigences de sa justice et de sa sainteté. Elle avait supporté ces souffrances, non seulement avec courage, mais avec amour. Son cœur avait été creusé par la souffrance et avait été par elle préparé à la joie. Aussi quand Jésus lui apparaît, avec plus de vérité que le roi David elle peut dire :

Selon la multitude de mes douleurs, vos consolations ont réjoui mon âme (Ps 93, 19).

Saint Paul disait :

De même que les souffrances du Christ abondent en nous, de même par le Christ abonde notre consolation (2 Co 1, 5).

Il y a dans la vie chrétienne corrélation entre les souffrances supportées pour le Christ et avec le Christ, et les consolations apportées par le Christ. Cette loi se vérifia surtout dans la Vierge Marie. Elle voit, rempli d’une vie immortelle, celui qu’elle avait vu dans les bras de la mort. Elle voit, revêtu de gloire, celui qui avait été chargé d’humiliations. Elle voit, répandant la vie, celui qui avait été mis à mort. Elle voit, dans la joie et dans une joie ineffable, celui qui avait connu la souffrance sous toutes ses formes. Et elle prend part à toutes ses joies.

Elle avait pris part à toutes ses souffrances ; elle était entrée dans tous ses sentiments ; elle avait été associée à son sacrifice ; elle s’était associée au pardon accordé par Jésus à ceux qui le crucifiaient, à la prière qu’il avait faite pour eux ; elle avait accepté d’être la mère des hommes. Aussi, maintenant qu’elle voit la rédemption amenée à son terme, avec Jésus elle chante : « Selon la multitude de mes douleurs, vos consolations ont réjoui mon âme ». A toute douleur répond une joie.

On dit que les joies les plus grandes que puisse goûter le cœur humain sont les joies que reçoit de son fils le cœur d’une mère.

Supposez une mère voyant son fils revenir de loin, après une longue attente, après bien des dangers affrontés. Peut-être l’a-t-elle cru mort, tout à coup, elle le voit apparaître et il lui dit : Ma mère, c’est moi ! La joie de cette mère est si grande qu’elle peut à peine la supporter.

Et supposez une mère qui a vu son fils, un fils de roi, s’en aller pour combattre les ennemis de son pays. On a dit à un moment qu’il avait été vaincu, écrasé, qu’il était mort ; la mère elle-même a vu ses ennemis, dans l’insolence de leur prétendue victoire, lui prodiguer l’insulte : et tout à coup, elle le voit revenir en triomphe après avoir remporté une victoire éclatante, définitive. Supposez toutes ces choses et vous n’aurez qu’une idée très lointaine de la joie de Marie voyant apparaître Jésus.

Ah ! il revenait de loin ; il revenait du tombeau, il revenait des enfers. Elle l’avait vu mettre au tombeau tout meurtri et défiguré. Elle aurait dû ne plus l’attendre ; et elle espérait contre toute espérance ; et elle le voit apparaître tout rayonnant d’une vie immortelle. Celui qui a tant souffert ne souffrira plus. Celui qui a été tant humilié est couronné de gloire : il triomphe, il triomphe de la mort, de l’enfer, et il associe à son triomphe tous ceux qui veulent être à lui : il est le Sauveur du genre humain, le fondateur d’un peuple nouveau, auquel il communique sa vie et son immortalité.

Et, dans cette grandeur, il demeure infiniment bon et tendre pour sa mère. Et lui apparaissant, il lui dit : « Mère, c’est votre Fils ! »

Quelles paroles furent dites dans cet entretien du fils avec la mère ?

Pendant sa vie mortelle, il avait dû contenir la tendresse de son cœur, comme il avait contenu la manifestation de sa gloire. Il était voué à l’humilité et à la pénitence.

Il gardait, dit Mgr Gay, même dans ses mystères les plus doux et les plus éclatants, et dans ses communications les plus saintement libres et intimes, quelque chose de cette sobriété, de cette retenue grave, de cette austérité enfin qui convient à qui fait pénitence [5].

Maintenant, il est affranchi des conditions que lui imposait le ministère de l’expiation : il peut s’abandonner à toute la tendresse de son cœur.

Il avait dû aussi, pendant son ministère public, pour affirmer la supériorité de sa nature divine, laisser sa mère à l’écart, et la traiter même avec une apparente dureté. Maintenant, sa divinité éclate avec une suffisante splendeur : il peut se souvenir qu’il est vraiment le fils de sa mère. C’est aux cœurs chrétiens à deviner ce qui se dit dans cet entretien du jour de Pâques. En aimant celui qui apparaissait comme le Fils de Dieu, l’amour de Marie revêtit un caractère triomphal. Jésus, à sa résurrection, était ce qu’il devait être : il n’était plus obligé de continuer à s’imposer cette contrainte qu’il avait subie à cause de nous : il était vraiment le Fils de Dieu, et il continuait à être le fils de Marie. Quand elle l’avait enfanté à Bethléem, son enfantement l’avait voué à la souffrance, et elle souffrait elle-même de cela : mais maintenant qu’il ne souffrira plus, elle n’a plus que des joies à être sa mère.

Le silence de Marie

Et pourquoi Marie ne s’empresse-t-elle pas d’annoncer la bonne nouvelle ? Si elle l’avait fait, c’est alors qu’on l’aurait taxée d’illusion. Quand les saintes femmes annoncèrent aux Apôtres ce qu’elles avaient vu, ces récits leur parurent des délires : si la Vierge Marie avait elle-même raconté ce qu’elle avait vu, on aurait cru que son imagination était victime de son amour maternel. Comme toujours, le grand amour que Marie porte à son Fils est accompagné d’humilité et d’abnégation : Marie laisse à ceux qui en ont reçu la mission, la gloire d’annoncer la résurrection de Jésus-Christ.

Et cependant, nous voyons que les femmes crurent plus vite à la résurrection que les Apôtres : dans cette foi plus prompte, ne devons-nous pas reconnaître l’action de la Vierge Marie ?

L’abnégation qui se joint à l’amour de la Vierge se retrouve dans toute la suite de sa vie. Jésus fit-il à sa mère d’autres visites que celle-ci ? Nous ne le savons. S’il ne lui fit plus sentir sa douce présence, Marie accepta, au jour de l’Ascension, la séparation suprême : « la charité est patiente » (1 Co 13, 4). Elle aimait, et parce qu’elle aimait son Fils pour lui-même, elle trouva de la douceur même dans les séparations que nécessitait sa gloire.

La méditation fréquente de cet amour si parfait nous fera du bien, dit Eadmer : et le souvenir des joies immenses de son cœur nous remplira nous-mêmes de joie [6].

Ô Christ ressuscité, lui dirons-nous avec Georges de Nicomédie, vous avez voulu faire annoncer la nouvelle de votre résurrection par ces femmes pieuses qui portaient des parfums à votre tombeau : que cette résurrection nous soit annoncée par celle qui vous a donné au monde, vous le parfum immortel, qui surpasse tout parfum créé… Car son parfum vous a été doux plus que tout autre : vous avez habité en elle, vous êtes venu à nous par elle. Qu’il nous soit donné de contempler avec des yeux spirituels la beauté de ce soleil qui surpasse toute splendeur créée ; et que, par elle, nous puissions aller à vous qui êtes la lumière, la vie, la résurrection, et, dans le ciel, la joie de tous les bienheureux [7].

Th. M. Thiriet, L’Evangile médité avec les Pères, Tome V.

[1] — La Chaîne d’or de saint Thomas d’Aquin a été rééditée. Texte français seul, édition recomposée à partir de la traduction de l’abbé J.M. Péronne, 4 volumes, 285 x 205 mm, 1 638 pages. A commander à : www.saint-remi.fr ou Éditions Saint-Remi, B.P. 80, 33410 Cadillac, Tel/Fax : 05 56 76 73 38.

[2]  — Eadmer, De l’excellence de la B.V.M., ch. VI.

[3]  — Georges de Nicomédie, in S. M. grat. act. post resurrect.

[4]  — Sedulius, Cantique pascal, I. 50, v. 360.

[5]  — Charles Gay, Élévations sur la vie et la doctrine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Paris, Oudin, 1879, 93e élévation.

[6]  — Eadmer, De l’excellence de la B.V.M., ch. VI (compté parmi les œuvres de saint Anselme).

[7]  — Georges de Nicomédie, in S. M. grat. act. post resurrect.