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La Passion de Notre-Seigneur

Linceul de Turinpar le frère Marie-Dominique O.P.
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« On peut dire que le mystère de la Croix, humainement parlant, est plus que tout le reste en dehors des conceptions de la raison »
(Catéchisme du concile de Trente. ch. 5 par. 1, sur le 4ème article du Symbole : »qui a souffert sous Ponce Pilate »).

« Car Dieu voyant que le monde avec sa sagesse humaine ne l’avait point connu dans les ouvrages de la sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiraient en lui… nous prêchons le Christ crucifié, qui est un scandale pour les juifs et une folie pour les païens. » (Saint Paul, I Cor 1/21-23).

Le mystère de la Croix est au cœur du christianisme. On doit même dire qu’il est au centre de toute l’histoire du monde.

Nous ne ferons pas ici une étude détaillée du traité de saint Thomas d’Aquin sur la Passion [1], nous voulons seulement en indiquer les lignes principales On pourra se reporter aux ouvrages du père Garrigou-Lagrange O.P. :

  • « Le Sauveur et son amour pour nous »
  • « L’amour de Dieu et la Croix de Jésus »

1. La Passion était-elle nécessaire ? (Q.46, a.1 à 3)

Dieu pouvait très bien racheter l’homme par un autre moyen que la Passion de son Fils, par exemple, dit le père Garrigou-Lagrange [2], par une simple condonation de nos péchés (nous pourrions dire : une amnistie générale). En effet, alors qu’un juge humain ne peut, en stricte justice, remettre une faute ou une peine, puisqu’il doit punir selon les lois du royaume ou du pays, Dieu, qui n’a personne au-dessus de Lui ne cause de tort à personne s’il remet le péché.

Il aurait pu exister un autre moyen de nous racheter, ajoute le père Garrigou-Lagrange : accepter une réparation faite par les hommes eux mêmes et proportionnée à leurs forces.

Mais la sagesse divine en a décidé autrement : elle a voulu en particulier que dans le mystère de notre rachat soient manifestées d’une manière plus éclatante encore les perfections divines de la justice et de la miséricorde [3] :

  • la justice est manifestée dans la mesure où les souffrances et la mort du Christ offrent une réparation à Dieu pour les péchés de l’humanité.
  • la miséricorde triomphe dans la mesure où le Christ répare à notre place. On parle de satisfaction-vicaire[4]. La miséricorde est même plus abondante que si le péché avait été remis sans une telle réparation.

Mais nous reviendrons un peu plus loin sur ces questions à propos de la manière dont la Passion du Christ a produit ses effets (question 48).

Pour répondre à la question : « la Passion du Christ était-elle nécessaire ? » nous pouvons donc dire :

  • en soi, elle ne l’était pas, puisque Dieu pouvait nous racheter autrement.
  • mais, la sagesse divine ayant décidé de toute éternité que nous serions rachetés par la Passion du Christ pour que resplendissent davantage la justice et la miséricorde, il était nécessaire que le Christ souffrît et mourût pour nos péchés. Cela nous conduit maintenant à étudier :

2. Les souffrances du Sauveur (Q.46 a 5 à 8)

L’exposé simple de la doctrine, tel que le fait saint Thomas, est ici plus enrichissant pour la foi et la piété que certaines descriptions qui s’arrêtent seulement à l’aspect sensible des choses, alors que les plus grandes douleurs de Notre Seigneur furent dans son âme, comme nous allons le voir.

En lisant les lignes qui suivent, il ne faudra cependant pas perdre de vue que, pendant la Passion, la partie supérieure de l’âme de Notre Seigneur jouissait de la vision béatifique, ce qui n’atténuait en rien ses souffrances puisqu’il n’y avait pas rejaillissement de la gloire et de la joie de la partie supérieure de l’âme sur la partie inférieure. L’âme de Notre Seigneur était comme une grande montagne dont le sommet ensoleillé se perd dans l’azur du ciel et dont les régions les moins hautes sont ravagées par la tempête, dit le père Garrigou-Lagrange.

a. Saint Thomas constate d’abord que le Christ a subi tous les genres de souffrance :

Ceci veut dire qu’il n’a pas subi toutes les espèces de souffrances, c’est-à-dire toutes les souffrances particulières que peuvent subir les hommes, mais que ces souffrances particulières sont contenues dans les souffrances de la Passion :

  • Notre Seigneur a souffert de la part des hommes :
    • de la part des païens en la personne de Ponce Pilate et des soldats romains.
    • de la part des juifs qui l’ont humilié dans la nuit du Jeudi au Vendredi Saint et qui ont crié dans le prétoire pour qu’il soit condamné à mort.
    • de la part des hommes comme de la part des femmes : le long du chemin qui menait au Golgotha, et sur le Golgotha, il y avait aussi bien des hommes que des femmes qui l’insultaient
    • Notre Seigneur a souffert de la part des grands de ce monde (le pouvoir civil : Pilate et Hérode ; le pouvoir religieux : Anne et Caïphe, les grands prêtres) et il a souffert de la part du peuple qui approuvait sa condamnation.
    • Notre Seigneur a enfin été affligé par ceux qui vivaient dans son entourage et sa familiarité, puisque Judas l’a vendu et que saint Pierre l’a renié.
  • Ayant souffert de la part de toutes les classes d’hommes, Notre Seigneur a aussi souffert dans tout ce en quoi un homme peut souffrir :
    • dans ses amis qui l’ont abandonné ;
    • dans sa réputation, par les blasphèmes qui furent proférés contre lui ;
    • dans son honneur et dans sa gloire, par les moqueries et les affronts qu’il dut supporter ;
    • dans ses biens, lorsqu’il a été dépouillé de ses vêtements ;
    • dans son âme, par la tristesse, la fatigue et la crainte ;
    • dans son corps, par les blessures et les coups.
  • Il a enfin souffert dans tous les membres de son corps :
    • à la tête, il a enduré les blessures de la couronne d’épines ;
    • aux mains et aux pieds, le percement des clous ;
    • au visage, les soufflets et les crachats ;
    • et sur tout le corps les coups de la flagellation : »de la plante des pieds jusqu’au haut de la tête, il n’y a en lui plus rien de sain » prophétisait Isaïe (1/6). Le Saint Suaire de Turin en est un témoin impressionnant.

Ayant constaté que Notre Seigneur avait enduré tous les genres de souffrances, saint Thomas ajoute que :

b. La douleur de la Passion fut la plus grande de toutes celles que les hommes peuvent supporter dans la vie présente :

  • non seulement à cause de la gravité et de l’accumulation de toutes ces souffrances dans le même moment,
  • non seulement parce qu’ayant été conçu du Saint Esprit, le corps de Notre Seigneur était d’une extrême sensibilité,
  • mais aussi parce qu’il voulut se livrer pleinement à la douleur sans chercher aucun adoucissement.

À tout cela il faut ajouter la douleur intérieure de l’âme de Notre Seigneur, douleur qui avait pour cause tous les péchés du genre humain pour lequel il venait réparer. Il ne souffrait pas seulement pour quelques pécheurs, mais pour des milliards et des milliards, pour les péchés de tous les peuples et de toutes les générations et pour tous ces péchés en même temps. Plus que personne, il en saisissait la gravité, et il en souffrait dans la mesure de son amour infini pour Dieu et pour les hommes.

Quelles que soient ses souffrances, tout homme peut maintenant se tourner vers un crucifix et dire : celui-là a plus souffert que moi et va pouvoir m’aider.

3. La conciliation de la justice et de l’amour dans le mystère de la Passion (Q.47 et 48)

Que la Passion manifeste à son plus haut degré l’amour de Dieu pour les hommes, cela ne fait de doute pour personne : « il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Notre Seigneur, dans l’Évangile selon saint Jean ch 15 v 13). Mais qu’en est-il de l’amour de Dieu le Père pour son Fils ? Ne semble-t-il pas cruel de la part de Dieu de livrer ainsi son Fils innocent à la Passion et à la mort ? C’est ce qu’on lit sous la plume du cardinal Ratzinger dans son livre : « Foi chrétienne hier et aujourd’hui » [5] (p. 197) : « Certains textes de dévotion semblent suggérer que la foi chrétienne en la Croix se représente un Dieu dont la justice inexorable a réclamé un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Et l’on se détourne avec horreur d’une justice dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message de l’amour ». S’appuyant sur ce texte, Mgr Huyghe (alors évêque d’Arras) écrit : « Comment pourrait-on s’ouvrir à un Dieu qui n’est pas un Père, un Dieu qui n’aime pas, un Moloch qui attend sa ration de sang, de souffrances et de victimes ? » [6]

Cette objection que prend à son compte le cardinal Ratzinger est la thèse des protestants libéraux [7] (on voit combien le protestantisme a déteint sur les hommes d’Église !) mais elle n’est pas nouvelle, puisque saint Thomas la mentionne déjà de son temps en termes moins outrés à la question 47, art. 3 (1ère objection). La réponse ne pourra se trouver qu’en examinant successivement les deux faces du mystère de la Passion : la justice et l’amour.

a. La Passion est un mystère de justice.

Il faut encore citer le cardinal Ratzinger : « Pour un très grand nombre de chrétiens, et surtout pour ceux qui ne connaissent la foi que d’assez loin, la Croix se situerait à l’intérieur d’un mécanisme de droit lésé et rétabli. Ce serait la manière dont la justice de Dieu infiniment offensée aurait été à nouveau réconciliée par une satisfaction infinie… Autant cette image est répandue, autant elle est fausse ».

Notre auteur semble ignorer que ce « très grand nombre de chrétiens » et ceux qu’il affirme ne connaître la foi « que d’assez loin », ce sont les Papes, les conciles, les Pères de l’Église, saint Thomas d’Aquin, s’appuyant sur le témoignage de la Sainte Écriture [8].

Nous répondrons avec saint Thomas d’Aquin en expliquant trois mots essentiels :

  • satisfaction: vient du latin « satis facere » et veut dire : « faire assez » pour que le créancier consente à accorder remise de tout ou partie de la dette [9].

Ce mot « satisfaction » que Mgr Huyghe qualifie d’« horrible » (sic) a été comme canonisé par le concile de Trente qui dit que le Christ Jésus « a satisfait à Dieu le Père pour nous » (Dz 799)

Il faut ici se reporter à ce que saint Thomas d’Aquin explique dans le traité du Verbe Incarné (Q.1, a.2) : Dieu le Père, pour manifester d’une manière plus parfaite sa justice, avait décrété que la réparation de nos péchés serait une réparation équivalente à la gravité du péché.

Or un homme simplement homme ne peut réparer pour tout le genre humain. Il ne peut réparer que pour lui même. Et nous savons que le péché d’Adam avait affecté tout le genre humain.

De plus le péché commis contre Dieu comporte une certaine infinité en raison de l’infinie Majesté qu’il offense.

Donc une réparation parfaite ne peut être qu’une réparation infinie, c’est-à-dire l’action d’un Homme-Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, le Verbe Incarné qui, assumant toute la nature humaine dans sa Personne divine, répare en même temps pour tout le genre humain. C’est ce qui s’est passé à la Passion.

  • sacrifice: vient du latin « sacrum facere ». Offrir un sacrifice, c’est « faire quelque chose de sacré », dit saint Thomas.

Le sacrifice est une donation sensible signifiant une donation intérieure [10]. Il a pour but de rendre Dieu bienveillant et propice (d’où le nom de : « sacrifice propitiatoire »). Dans sa Passion, Notre Seigneur a offert sa vie (donation sensible) volontairement (donation intérieure) pour nous réconcilier avec Dieu : « le Fils de Dieu, entrant dans le monde, dit : Vous n’avez point voulu de sacrifices ni d’oblations [11], mais vous m’avez formé un corps. Vous n’avez point agréé les holocaustes, ni les sacrifices pour le péché. Alors j’ai dit : Me voici, je viens, selon ce qu’il est écrit de moi dans le livre, pour faire, ô Dieu, votre volonté » (saint Paul, épître aux Hébreux 1O/5-7, reprenant le psaume 39).

  • rédemption: vient du latin « redimere » = racheter.

La Passion du Christ est considérée comme une rançon qui nous a libérés de l’esclavage du démon et de la peine dûe au péché. Le prix versé au Père, c’est le Sang du Fils : « Ce n’est point avec de l’or ou de l’argent corruptibles que vous avez été rachetés des vaines pratiques que vous teniez de vos pères, mais par le Sang précieux de Jésus-Christ » (première épître de saint Pierre, 1/18,19).

b. La Passion est en même temps un mystère d’amour.

Et ce n’est pas contradictoire. Pendant une guerre, lorsqu’un général, pour sauver la patrie, a besoin de sacrifier une poignée d’hommes, quels sont ceux qu’il choisit ? Il choisit les plus braves et ceux qu’il aime le plus. Le père Garrigou-Lagrange raconte que, pendant une des dernières guerres, au Japon, un général choisit, parmi ses lieutenants, son propre fils, et lui demanda d’aller mourir pour le salut de l’armée. Le jeune homme comprit de quel amour fort son père l’aimait, et immédiatement se sacrifia.

C’est avec un Amour infini que Dieu le Père demanda à son Fils de s’offrir en sacrifice, et c’est avec une charité infinie que Dieu le Fils obéit à la demande du Père : « Alors, j’ai dit : me voici » (saint Paul, épître aux Hébreux 10/7). Ces mots expriment la première pensée du Fils de Dieu en entrant dans le monde, à l’instant de l’Incarnation, juste après que Marie ait dit oui à la parole de l’ange : c’est saint Paul qui nous le révèle dans ce passage de l’épître aux Hébreux. Et Saint Thomas d’Aquin, à l’article 3 de la question 47, explique qu’en livrant son Fils à la Passion, Dieu le Père « lui a inspiré la volonté de souffrir pour nous, en lui infusant la charité ».

De la même manière, c’est par Amour que Dieu envoie à certaines âmes de si grandes souffrances pour les faire travailler, en union avec Notre Seigneur, au salut des pécheurs. Quelle explication donnerait ici le cardinal Ratzinger avec sa thèse ?

Dans le mystère de la Passion, Justice et Amour ne se détruisent pas, mais s’appuient l’un sur l’autre comme deux arcs de cercle formant une ogive, dit encore le père Garrigou-Lagrange.

Saint Thomas termine son traité par la question 49 : la Passion nous a délivrés du péché, du démon, de la peine due à nos péchés, nous a réconciliés avec Dieu, nous a rouvert la porte du Ciel. Enfin, par Sa Passion, le Christ a mérité d’être exalté dans la gloire : « Le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom » (saint Paul, épître aux Philippiens, 2/8-9) : nous chantons ces versets à la fin de l’office des Ténèbres les Jeudi, Vendredi et Samedi Saints.

Misericordias Domini in aeternum cantabo
(psaume 88 du vendredi à None : je chanterai éternellement les miséricordes du Seigneur)

[1] – troisième partie de la Somme théologique, questions 46 à 49

[2] – de Christo Salvatore p. 38

[3] – nous retenons ici le motif de la Passion donné par saint Thomas dans l’article 1 en réponse à la troisième objection.  Il donne bien sûr aussi d’autres motifs de convenance.

[4] – du latin « vicarius » qui veut dire « remplaçant ».

[5] – Éd. Mame Paris 1969, puis Mame-Cerf Paris 1985.

[6] – Extrait du livre : »Des évêques disent la foi de l’Église » p. 229. Éd. Cerf Paris 1978.

[7] – Le père Garrigou-Lagrange en parle dans son livre : »Le Sauveur et son amour pour nous » à la page 241.

[8] – On pourra lire ici le livre du R.P. Hugon O.P  : »le mystère de la Rédemption ».

[9] – Dictionnaire de théologie catholique : article « satisfaction » col. 1135

[10] – Dictionnaire de théologie catholique : article « sacrifice » col. 682

[11] – Il s’agit des sacrifices de l’Ancien Testament, qui n’étaient qu’une figure et étaient par eux-mêmes impuissants pour nous sauver.